Sachso
dans le wagon, en redescendre, y remonter pendant que d’autres bourreaux s’acharnent sur nos trois camarades. Nous réussissons enfin à tirer Sabel et Bedkowski dans le wagon, mais Balnotzer est inanimé et a un bras cassé : une loque humaine, que les gardes projettent parmi nous alors que notre brave Monnot commence à prendre pleinement conscience de la réalité. Tout à l’heure, notre camarade, qui est sourd et devait dormir, est descendu avec ses biscuits, se figurant sans doute qu’on allait pique-niquer. Au cours de la raclée générale, les biscuits sont tombés sur le ballast, ainsi que son chapeau qui ne le quitte jamais. Or, sous l’avalanche des coups, il a tout ramassé avant de remonter dans le wagon, comme si de rien n’était. Ce qui a désarmé, un court instant, les brutes qui le frappaient… et nous fera sourire après. Parce que, pour l’instant nous avons une sentinelle pour nous accompagner dans le wagon dont nous n’occupons plus qu’une partie, tous assis. Pas une tête ne doit dépasser : le revolver du garde est braqué sur nous et l’officier prévient que, s’il y a une autre évasion, nous serons tous fusillés… À la gare suivante, un deuxième garde monte avec le premier. Cela nous procure un peu de détente, car ils mettent le canon de leurs pistolets dans leurs bottes…
« Cette situation se prolonge jusqu’à Neuburg-sur-Moselle, frontière d’alors. Là nos convoyeurs sont remplacés par des S. S. d’un certain âge. Tous les wagons sont ouverts et nous sommes comptés sur le quai. Nous ne remontons qu’après avoir dû enlever nos chaussures, qui sont enveloppées dans une couverture que nos gardiens emportent. Tout le train subit le même sort, mais quelques-uns, comme Hubert Fiquet, réussissent à reprendre leurs souliers et à les cacher. Nous repartons pieds nus pour le restant du parcours. »
LA DERNIÈRE ÉTAPE
Cette dernière étape, en Allemagne même, est la pire pour tous. Elle porte au paroxysme les délires, la soif, toutes les souffrances qu’ont endurées dès le départ, le 4 juin 1944, les déportés du convoi des 84 000, parmi lesquels Bernard Foncet :
« On entasse les détenus à cent vingt par wagon. Ce que les ordres ne peuvent obtenir, les nerfs de bœuf le font. Et le travail est rondement mené. Le wagon plein est refermé, plombé. Seules subsistent deux petites ouvertures près du toit, soigneusement grillagées au fil de fer barbelé. Il y a de l’air environ pour trente. On est au début de juin et la journée promet d’être chaude. Il ne faut pas penser s’asseoir, on a déjà peine à se sentir debout sur ses deux pieds. Nous estimons à trois heures le temps maximum que nous pourrons tenir dans cette position. En fait, il faudra voyager ainsi quatre jours et trois nuits, et une seule fois au cours du parcours le wagon sera ouvert pour vérifier si le nombre des déportés n’a pas varié. Deux petits seaux de métal servent de tinettes et nous ne pourrons pas les vider avant l’arrivée au camp.
« Alors commence le supplice de l’étouffement, de la soif et de la peur. Quand on sent que la vie s’échappe peu à peu, que chaque minute rapproche d’une mort atroce, on s’arc-boute sur soi-même et on lutte pour en retarder la fin le plus possible. À ce moment, nous nous apercevons que bon nombre parmi nous ne sont que de pâles voyous. Nous restons impuissants devant le spectacle de jeunes bousculant les vieux pour prendre leur place plus près des lucarnes, se jetant sur l’unique goutte d’eau, piétinant les malades tombés à terre, s’envoyant entre eux des coups de poing en pleine figure. Certains ont réussi à dissimuler, lors de la fouille, des limes, couteaux ou autres instruments devant servir à une évasion éventuelle : ils utilisent ces outils pour faire de la place autour d’eux. Il est difficile de restituer cette atmosphère haletante, étouffante, hurlante où chacun devient l’ennemi de l’autre, essayant par tous les moyens de lui voler un peu d’air et d’espace.
« Quand le train roule, nous arrivons encore à respirer. Nous nous reprenons un peu à espérer. Mais les arrêts sont longs et fréquents. Pendant quatre ou cinq heures de suite, nos wagons chauffent au soleil dans les gares. L’air devient de plus en plus rare. Nos corps sont des étuves : nous rejetons en transpiration toute l’eau que nous avons absorbée avant de partir. Nous sommes nus. Nos jambes
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