Sachso
commencent à enfler. À la fin de la première journée, les tinettes sont pleines et répandent une odeur pestilentielle. Manger ? Il ne faut pas y songer, parce que la soif empêche d’absorber toute nourriture et que le pain remis avant le départ a été piétiné dans le wagon.
« Nous ressemblons à des soufflets de forge, respirant avec bruit comme des opérés de trachéotomie. Nous sommes littéralement asséchés. Les lèvres recherchent sur le corps du voisin un peu de liquide comme l’ivrogne privé de boisson. Encore que, jusqu’à la frontière, certaines personnes, dans les gares, réussissent à nous faire passer un peu d’eau par les lucarnes. Chacune de ces gouttes d’eau, avalée goulûment, représente pour nous une fortune, le terme n’est pas trop fort.
« Déjà, à la fin de la première journée, des détenus plus âgés, ne pouvant plus résister aux coups ou à la lassitude, s’affalent : piétinés, beaucoup meurent d’épuisement.
« Mais nous n’avons encore rien vu… La frontière franchie, le troisième jour naît en territoire allemand, par une chaleur qui s’annonce terrible. Il ne faut plus espérer boire : nous sommes maintenant chez nos maîtres.
« C’est alors le point culminant de la détresse. Nous sommes comme des poissons que l’on sort de l’eau et qui ouvrent une gueule béante pour happer je ne sais quel élément imaginaire. Les respirations deviennent rageusement dosées et saccadées. Ceux qui sont à terre ont cessé de vivre, répandant une odeur forte d’excréments. D’autres commencent à raconter des histoires extraordinaires : ils deviennent fous. Je vois encore un homme d’une quarantaine d’années qui devait à une petite barbe en pointe le surnom d’Henri IV… Je vois encore Henri IV buvant à pleines gorgées l’urine d’un camarade et s’arrêtant pour dire dans un sourire : “Je bois le thé du Bédouin.” J’en vois un autre qui a réussi par miracle à sauver de l’écrasement son magnifique chapeau qu’il tient sur son cœur ; il se met à pleuvoir quelques gouttes d’eau et, pour recueillir le précieux liquide, nul sacrifice n’est assez grand ; je vois encore la souffrance dans ses yeux quand son chapeau lui est arraché par vingt mains moins sentimentales.
« Il y a des gestes que l’on n’oublie pas : celui du soldat allemand qui, dans une gare, tente malgré la surveillance sévère des S. S. de nous faire passer un peu d’eau par la lucarne, geste qu’il ne peut malheureusement achever.
« La voix assourdie de Claude B… s’élève : “Mes amis, voulez-vous que nous priions ensemble Dieu pour que dans Sa miséricorde il ne juge pas le peuple allemand sur ces horreurs mais sur la charité de ce soldat.”
« Je crois qu’il faut être un saint pour faire une telle prière. Mais tous ceux qui souffrent ne sont pas forcément des saints et son souhait n’est pas récompensé.
« Notre wagon est devenu un radeau de la Méduse. Certains se chargent d’achever ceux qui vont mourir pour les rendre moins encombrants. Ils serrent à la gorge les fous devenus furieux pour les empêcher de hurler. C’est une chose horrible que d’entendre des fous hurler à la mort. Les S. S. répondent aux cris par des balles de mitraillette qui percent les cloisons et provoquent des morts dans certains wagons.
« À Sarrebrück, le train stoppe. Mitraillette au poing, les officiers allemands ouvrent les wagons et font le compte des détenus. Ils refusent de vider les tinettes, d’enlever les morts, les mourants, les malades. Nous avons droit à une bassine de café bouillant : les premiers qui se précipitent pour y tremper les lèvres se brûlent horriblement. Des S. S. enlèvent la bassine avant que nous ayons eu le temps de laisser refroidir le liquide. Il n’était d’ailleurs plus possible de faire respecter l’ordre dans le wagon et la distribution de la boisson aurait donné lieu à de nouvelles bagarres.
« Nos gardiens trouvent deux wagons où le nombre des détenus est inférieur à celui du départ. Une quarantaine d’évasions en cours de route, dont un aumônier avec dix de ses scouts : les officiers massent sur le quai de la gare les hommes entièrement nus qui restent des deux wagons. Ils les passent au nerf de bœuf. J’entends encore leurs cris. La population allemande est là, qui regarde. Ils les entassent ensuite dans un seul wagon : ils doivent être à peu près
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