Sachso
cent quatre-vingts. De ces pauvres diables, la plupart ne sont pas arrivés vivants à destination…
« Au bout de la troisième nuit, nous avons tous perdu la raison. Nous nous racontons des histoires fantastiques, qui ont l’avantage de nous faire vivre la dernière journée dans une espèce de rêve.
« Pour ma part, je me souviens d’un vague songe où je ne suis plus capable de commander à mon corps ; je suis paralysé jusqu’au bout des doigts et je laisse échapper de temps en temps des phrases idiotes mais qui doivent être tristes, puisque je me souviens d’avoir pleuré, autant que j’avais encore une réserve de larmes, ce qui n’est pas prouvé.
« Je vois encore un de mes camarades se pencher sur moi et me faire une touchante déclaration d’amour, comme un homme ivre. Il tient absolument à m’embrasser pour me prouver sa tendresse. Un autre, par contre, est persuadé que je veux le violer et manifeste avec vigueur sa désapprobation.
« Au lever du quatrième jour, le train s’arrête, cette fois pour de bon. Nous sommes arrivés. Les hurlements des S. S. et les aboiements de leurs chiens nous tirent de notre torpeur et le tas humain que nous formons est promptement redressé à coups de schlague. Nous devons faire rouler hors des wagons, avec le pied, les corps de nos camarades qui ne donnent plus signe de vie. Puis nous les disposons tête-bêche dans un ordre parfait. Et, comme les morts sont encore comptabilisés comme vivants sur les listes S. S., il nous faut les charger deux par deux, deux vivants encadrant un mort. On voit alors s’ébranler cet étrange cortège de moribonds et de cadavres étroitement confondus, s’égrenant cahin-caha en rangs serrés sur les quelques centaines de mètres qui mènent au camp, au milieu d’une haie de fringants S. S. retenant leurs chiens et donnant de la schlague… »
C’est Neuengamme, où les morts vont être laissés et d’où les survivants repartiront pour Sachsenhausen, Sachsenhausen que Jean Mélai découvre, lui, au matin du 30 avril 1943 :
« Quand l’aube enfin apparaît, le convoi s’arrête sur une voie de garage, en dehors d’une gare. Ceux qui regardent à travers les barbelés des lucarnes nous signalent que d’importantes forces de S. S. en armes prennent place en encerclant le train et que nombreux sont ceux qui tiennent un chien en laisse : de terribles bêtes.
« Il faut cependant attendre un bon moment avant l’ouverture des portes coulissantes. Puis, tout à coup, c’est la descente aux enfers.
« Quand nous descendons de notre wagon, en caleçon, pitoyables et grotesques, les S. S., tels des fauves, se ruent sur nous, la matraque à la main et frappent à tour de bras. Parmi nous, c’est la panique. Ankylosés et meurtris par deux jours et deux nuits d’un voyage épouvantable, nous évitons les coups avec beaucoup de peine…
« Frappés de tous côtés, nous nous effondrons les uns sur les autres, au milieu des vociférations, des coups et des insultes. Nous nous regardons hébétés, épouvantés, sans comprendre.
« J’aperçois mon jeune camarade Mariano, dix-sept ans, plié en deux, les mains sur sa figure en sang. Un coup de matraque en travers du visage lui a fait éclater le nez. D’autres à terre se relèvent, essayant de se protéger la tête comme ils peuvent. D’autres encore gisent au sol, assommés, tandis que les S. S. s’acharnent sur eux à coups de pied.
« Toujours sous les injures et les brutalités, nous arrivons en groupe devant trois énormes tas de godasses parmi lesquelles chacun doit reconnaître les siennes. Ceux qui n’y arrivent pas chaussent n’importe quelle paire pour rejoindre les autres, ou vont pieds nus ou encore avec une seule chaussure.
« Toujours abrutis par les cris et les coups, on nous force à sauter une barrière pour nous mettre en rangs, en contrebas de la voie. La clôture possède bien un portillon, mais c’est beaucoup plus drôle de nous voir, embarrassés de nos couvertures et de nos musettes, franchir un obstacle garni de barbelés où nous risquons de nous blesser. Les S. S. et les employés de la Reichsbahn se tordent !
« Les voyageurs attendant leur train peuvent profiter à leur aise de la scène. Elle en vaut la peine : les nazis lancent par-dessus la barrière les valises qui roulent, culbutent, s’éventrent sur les pierres, lâchant leur contenu aux quatre vents. Au hasard de la distribution chacun
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