Sachso
drame est là ; épuisé, l’homme ne réagit plus ; ses réflexes sont amoindris. Il s’endort malgré lui, ses gestes cessent d’être automatiques, ses mouvements sont plus lents, le cerveau est de coton… et la main est déjà prise, écrasée sous la presse…
« Un certain jour de 1944, j’éprouve une fatigue intense et profonde. Mes yeux se ferment ; le néant s’empare de moi jusqu’au plus profond de mon être. Comme il est difficile de traduire l’immensité de cette détresse physique que tous ressentent ! Il arrive une période où rien ne peut plus rien… Pourtant, combien en avons-nous vu connaître le sursaut et repartir à nouveau vers des espoirs chimériques permettant de survivre quelques heures ou quelques mois… »
Très peu n’ont pas connu la défaillance, n’ont pas été contraints de se retrancher, au moins un temps, du monde des valides, malgré le risque terrible qui pesait sur les inaptes.
Dès le 20 mars 1943, moins de deux mois après son arrivée au camp, Louis Péarron lui-même, malade, est du nombre des candidats au repos qui attendent, à 7 h 30, le long du Revier. « Il faut attendre la visite du docteur. Ce jour-là, c’est l’infirmier qui remplit ces fonctions. Les pauvres types, parqués en rangs par cinq, doivent se tenir immobiles, malgré le froid, le brouillard, la maladie, la fièvre et la souffrance. À chaque appel des malades, si le préposé aux soins voit des hommes non alignés, ou se tordant sous la douleur, il leur tombe dessus, les abat à coups de poing et les frappe à coups de pied lorsqu’ils sont à terre. Je le vois ainsi descendre trois détenus, avant de passer à la visite. »
« Je touche deux pastilles de tanalbine pour stopper la dysenterie. Je retourne au block 16 où je suis affecté à une table de Schonung (malade reconnu), pour trier des rivets en silence. À midi, nous allons chercher la soupe dans des bouteillons. Les kommandos de travail du camp rentrent et la distribution commence : un demi-litre de soupe et trois pommes de terre. Puis lavage des gamelles et départ des kommandos. Les malades reprennent leur triage de rivets jusqu’à 16 heures. Ensuite, nous allons chercher les rations de pain et de margarine. Puisqu’ils ne sont pas hospitalisés, les malades demeurent astreints à un certain travail. » Parfois la chance, l’audace et surtout l’insouciance que donne le fait d’avoir vingt ans permettent à quelques-uns comme Claude Lacloche d’extorquer des jours de Schonung au Lagerführer en se payant sa tête de surcroît : « Il y a trois mois que je suis au camp. C’est en juin 1943 et je suis affecté au kommando Speer, ce qui n’est pas, mais pas du tout la joie… Un matin, je me présente donc à la colonne des malades dans l’espoir d’obtenir un repos au block.
« Nous sommes là une trentaine attendant le Lagerführer. Le voici, accompagné d’un interprète. Il interroge chaque détenu et, si la raison invoquée pour ne pas aller travailler ne lui paraît pas suffisante, le “délinquant” se voit immédiatement infliger trois mois de Strafkompanie. Un Ukrainien et un Belge subissent ce sort avant que je ne sois interrogé. Le S. S. est maintenant planté devant moi, ses bottes vachement bien cirées, la tête de mort hideuse et ricanante bien au milieu de sa casquette. Et lui, il a la tête de l’emploi avec ses trois plis réglementaires dans le cou. Voyant mon F, il me demande, je devrais dire il m’aboie : “Vrançais ?” Je lui réponds “Yes”. Puis il continue à aboyer, mais cette fois en allemand. Devant mon silence, l’interprète me pose la même question en français : “Quelle est votre maladie ?” C’est alors que je me paye le luxe de lui répondre : “J’ai une indigestion”. Ayant peur de ne pas avoir bien compris il me fait répéter : “J’ai une indigestion, j’ai trop mangé.” Le S. S. s’impatiente et interroge l’interprète, qui lui traduit aussitôt. Le Lagerführer, du coup, me regarde d’un air complètement idiot. Je suis tellement sérieux qu’il ne comprend pas que je me paye sa tête. Après un moment d’hésitation, sans rien me dire, il passe au suivant. Je viens de prendre un gros risque, mais quelle jouissance ! »
Durant le dernier hiver, en janvier 1945, Roger Semence est à bout de force. Il ne lui est plus possible d’effectuer le trajet aller-retour à son kommando : « Avec l’avance de
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