Sachso
retirent leur chemise. Le Chacal est assis sur une table. Une ficelle maintient près de lui une lampe en position de projecteur. Sur le banc, devant la table, tels deux enfants de chœur, les examinateurs de chemises. Le block défile lentement. On baisse son pantalon au niveau du Chacal qui, sérieux comme un pape promène son crayon sur ce qui reste de poils pubiens, puis, distrait le porte à sa bouche… Il trouve un pou : il exulte. Le numéro du pouilleux est dûment relevé et porté sur deux listes.
« Le Chacal renvoie un détenu dont la toison est trop épaisse. Armé de son rasoir et de sa tondeuse, le Friseur officie. Le détenu se lamente, non parce qu’on lui arrache la peau du bas-ventre, non parce qu’on le laisse nu comme un ver, mais parce qu’il a perdu sa place dans le cortège et, par là même une heure de sommeil ! »
Tant sont grands les ravages causés par la faim et le froid, sera-t-il jamais possible de dire avec certitude quel aura été le pire de ces deux ennemis ? Sans doute est-ce la faim, elle est à la base de bien de déchéances physiques et morales, elle tenaille le détenu dès son arrivée au camp et ne va plus cesser de le tourmenter.
L’incroyable sous-alimentation est telle qu’on se sent progressivement dépérir. Les crampes d’estomac auxquelles on s’habitue prennent le relais des vertiges qu’il faut dominer ; les jambes, souvent gagnées par l’œdème, sont de coton ; l’épouvantable maigreur est si générale qu’elle cesse d’effrayer. Et cependant, pour survivre, il faut chaque jour arracher de cette carcasse vide les forces pour tenir au travail.
Au grand camp et dans les kommandos-annexes les rations ne varient guère dans leur insuffisance et leur médiocrité. Alex Le Bihan, affecté à l’usine Heinkel, en donne un aperçu :
La ration de pain journalière oscille autour de 325 grammes. Il s’agit d’un pain chargé d’eau, lourd, à la mie compacte ; s’y ajoute le casse-croûte du kommando : deux tranches de pain recouvertes d’un soupçon de margarine et d’un film de confiture rouge.
« Au réveil, on nous distribue un ersatz de café. En semaine, à midi, un demi-litre de soupe avec trois ou quatre pommes de terre non épluchées ou un litre de soupe sans pommes de terre. Dans le liquide nagent quelques morceaux de choux, rutabagas ou feuilles vertes ; parfois du chou fermenté, avec du cumin.
« Quatre jours par semaine, le soir, c’est le même ersatz de café que le matin. En même temps que le pain, on perçoit un carré de margarine ou une rondelle de saucisson, à moins que ce ne soit une mince tranche de pâté mou et gélatineux.
« Les trois autres soirs, nous avons trois quarts de litre d’une soupe très claire, accompagné de pain sec.
« Le dimanche midi, la soupe est plus épaisse et contient parfois quelques grammes de viande, ce qui la fait baptiser “Goulasch’’. Pour les affamés que nous sommes, c’est un menu sensationnel, comme l’est ce que nous appelons la “soupe blanche”, avec un genre de millet légèrement sucré. À certaine époque, on voit apparaître une soupe jaune, un peu sûre, à cause de la moutarde qu’elle contient, et dans laquelle nagent quelques moules de conserve.
« À la suite du débarquement, en automne 1944, les rations diminuent progressivement. Le morceau de pain est ramené à 175 grammes, cependant que le casse-croûte des kommandos de travail a disparu depuis longtemps. Pour se partager à dix-sept deux pains de 1 500 grammes, chaque groupe se confectionne une balance rudimentaire. Coupées, équilibrées, les rations sont ensuite tirées au sort… »
Il y a ceux qui se dépêchent d’avaler leur pitance, il y a ceux qui prolongent ce moment pour se donner l’illusion d’avoir plus à manger. Dans son block de Sachsenhausen, Marcel Couradeau est attablé à côté d’un vieil Allemand :
« J’ai terminé qu’il commence à peine. Penché sur sa gamelle il est là comme un fidèle qui communierait à la Sainte Table.
Il mange lentement, savourant chaque cuillerée. Au fur et à mesure que sa soupe diminue il va de moins en moins vite ; l’angoisse accentue les traits de son visage. À la dernière cuillerée, il est affreux, ses mains tremblent. Et, quand tout est terminé, sa tête tombe sur sa poitrine et ses yeux se ferment.
« Je me souviens d’un autre compagnon, un jeune Lyonnais, fils de soyeux bien élevé, qui, torturé
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