Sachso
prétexte supplémentaire aux brutalités des surveillants. Pierre Clément préfère cacher sa rage sous l’ironie : « La distribution de soupe, à Speer, est un nouveau sport, tenant à la fois du golf et du rugby américain, de la boxe et du jeu de tonneau… Il ne nécessite qu’un équipement simple. D’abord, une matraque longue et flexible, une louche d’une contenance d’un litre ou d’un demi-litre, un ou plusieurs bidons et quelques gamelles.
« Il y a trois camps. Les deux premiers se composent chacun d’un joueur, le troisième comprend tous les autres.
« Les deux premiers sont les camps noir et vert, le troisième forme le camp rouge. Les rouges sont rangés par cinq à une dizaine de mètres du vert, qui a la louche en main. À un signal donné, ils se précipitent en direction du vert. Pour arriver le premier, chacun boxe l’autre et pratique toutes les ruses viriles et musclées du rugby. Le jeu du vert consiste à lancer avec adresse une partie de la louche de soupe dans la gamelle dont le rouge est porteur. Le noir, placé à un mètre environ du vert et sur la même ligne, lève alors sa matraque des deux mains et essaie de frapper le rouge. Le comble de l’art est de renverser la gamelle du rouge et de lui faire une bosse, d’un seul et même coup… »
Il advient toutefois que la soupe de midi et le sport – du vrai sport – fassent bon ménage pour un temps : quand Max accède à son poste de Vorarbeiter en chef du kommando et se pique de posséder une équipe de football capable de vaincre toutes les autres ! Pierre Clément est encore là, en observateur vigilant : « Max fait passer une circulaire enjoignant aux joueurs de football, de quelque nationalité qu’ils soient, de se faire connaître à la Schreibstube. Le lendemain, ils sont tous affectés à la kolonne 7, dont le travail consiste à démonter des appareils de téléphone. Ils reçoivent chaque jour double ration de soupe et l’entraînement commence sous l’œil sévère et connaisseur de Max. Les meilleurs forment les deux équipes de Speer, qui jouent chaque jour sur la place à l’heure de midi. Max, toujours présent, applaudit aux beaux coups et récompense d’une distribution de soupe, voire de pain et de biscuits prélevés sur son stock personnel, les joueurs qui, dès lors, avec la complicité des Vorarbeiter, ne travaillent plus. Ce sont des machines à jouer au football.
« Jamais Max n’est plus heureux que le jour où l’équipe de Speer, dans un match de finale, en présence du commandant du camp, bat une équipe de S. S. sélectionnés. Il reçoit ce jour-là les félicitations du Lagerführer, du Kommandoführer. Il distribue des conserves, de la bière, ingurgite force verres d’alcool. Il en oublie même de battre ses subordonnés. Oui, c’est un jour unique… »
À part cette exception, la règle veut que Max soit perpétuellement en chasse. Robert Franqueville, qui réussit à rejoindre Claude Lacloche dans une baraque où la kolonne 6 démonte des mines magnétiques, est l’une de ses victimes. Dans cet atelier isolé des autres ne travaillent que vingt-cinq détenus, sous la direction d’un Vormann compréhensif. Le barème de production journalière qu’il a présenté aux S. S. ignorants ne nécessite pas plus de quatre heures d’activité. Chacun consacre le reste de son temps à récupérer quelques forces pendant que l’un d’eux fait le guet à l’entrée. Mais, un jour, la surveillance est défaillante et Max surgit, réveillant les dormeurs et Robert Franqueville : « Il est tellement suffoqué que, sur le moment, il nous considère les uns après les autres. Nous croyons notre dernière heure arrivée. Puis il commence un discours incompréhensible, en gesticulant à la manière d’un fou dangereux. La bave aux lèvres, il part à grandes enjambées : le lendemain matin, trois détenus sont renvoyés. Je suis de ceux-là et me retrouve dans la baraque d’en face…
« Assis à une table à côté d’un soldat russe prisonnier, je dispose comme les autres d’un marteau, d’un tournevis et d’une pince, avec lesquels je dois briser, dévisser et couper les objets entassés devant moi, à savoir : condensateurs de radio, appareils enregistreurs de bord et une foule d’engins compliqués et inconnus… Au bout d’une quinzaine, je suis encore puni et on me conduit à quelques mètres de là, devant un établi… Je me tracasse, alors que
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