Sachso
des éponges. La boue colle aux chaussures ; nous pataugeons dans ce cloaque, nous glissons. Quelques-uns perdent leurs socques et continuent pieds nus.
« Dernière recrue au kommando, je suis désigné pour la plus mauvaise équipe, celle des bûcherons. Nous sommes sept, presque tous Français. Le Vormann, chef d’équipe, est un Polonais. Il a travaillé quelques années en France, dans les mines du Nord, et parle assez bien notre langue. Il n’est pas trop mauvais. Sous le rapport des coups, je suis mieux tombé qu’à Heinkel. Par contre, je ne suis pas gâté question travail. La pioche, la hache, la scie m’attendent. Il faut arracher les souches des pins abattus par un autre groupe, les scier et les fendre en petites bûches, qui brûleront dans les poêles de nos gardiens.
« C’est une tâche exténuante, qui nous épuise rapidement. Au fond de la fosse que nous avons creusée, je m’escrime avec ma lourde pioche. La souche tient bon. Mes mains sont déchirées, mes paumes sont couvertes d’ampoules qui suppurent. Maculé de boue, enfoncé jusqu’aux genoux dans cette colle gluante, j’essaie d’arracher ces racines qui résistent obstinément. Le désespoir m’empoigne, mes forces m’abandonnent, je me sens descendre la pente : celle qui conduit au crématoire. Je n’ai plus de courage, je ne tiendrai pas longtemps. Des frissons m’agitent ; les reins, les épaules, les bras, les jambes, tout me fait mal. Non, non, je ne tiendrai pas ! Et la pluie, la pluie qui tombe sans cesse. Satanée pluie ! Jusqu’à la mi-novembre, pendant plus de trois semaines, elle ne nous lâche pas. Elle nous prend au lever, à la sortie du block, elle nous accompagne toute la journée, elle est encore avec nous à l’appel du soir et, même la nuit, quand nous sortons pour un contre-appel.
« Du fond de ma fosse, instinctivement, je lève les yeux vers le ciel, bas, terne et plat : il est comme le couvercle d’une poubelle. Pas un rayon de soleil, pas un coin de bleu. Souvent, trop souvent, le vent ajoute même son souffle glacé à la pluie.
« Par bonheur m’arrive un colis et c’est à lui et aux suivants que je vais devoir la vie. En effet, j’ai remarqué que mon Vormann est un grand fumeur. Lorsqu’il manque de tabac, il pique des rages terribles. L’idée me vient de lui offrir des cigarettes reçues. Alors, tout change ; ma vie devient précieuse pour lui, je suis son sauveur… et j’entretiens habilement sa tabagie, dosant minutieusement mes cadeaux.
« Il me sort de mon trou et m’affecte au travail le moins pénible : la construction des meules. À longueur de journée, j’entasse des bûches. Dans une meule, j’aménage une cachette. Je m’y glisse de temps à autre. Je repose mes membres endoloris. Mes mains vont mieux, je reprends confiance…
« L’hiver arrive, extrêmement rigoureux. Le thermomètre descend plusieurs fois au-delà de -20°… À force de ruses, de calculs, de patience, par n’importe quel moyen, j’économise mes forces. Je résiste, je tiens, malgré le froid, la neige… Cette forêt, je l’imagine verte et souriante, chantante d’oiseaux, embaumée de parfums, lumineuse de soleil, vivante, vivante comme moi. Ils ne m’auront pas… »
Un incident parfois déride les bûcherons. Ils ne sont pas loin du Hundezwinger, le kommando des chiens, dont les chenils et terrains de dressage s’étendent sur un kilomètre le long du canal, face à l’usine Klinker et aux chantiers Speer, situés sur l’autre rive.
Est-ce une méthode d’entraînement, mais de curieux équipages apparaissent certains jours dans les allées du Wald. Des chiens sont attelés à une petite voiture d’où un S. S. les guide, plus ou moins obéi. Car de temps en temps une voiturette va au fossé avec son S. S. les bottes en l’air, sous les yeux des bûcherons du Waldlager, feignant de ne rien voir.
Le chenil de Sachsenhausen est un établissement central du système S. S. On y compte jusqu’à deux mille chiens-loups spécialement dressés pour diverses missions : chiens d’attaque féroces prêts au moindre signe à se lancer sur un homme vêtu de la tenue rayée et à le déchiqueter ; chiens de garde aptes à déjouer les ruses et les pièges ; chiens policiers capables de retrouver une piste ; chiens-kamikaze prêts à porter une charge explosive jusqu’à un objectif qui sautera avec lui…
Le Hundezwinger de Sachsenhausen est non seulement le
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