Sang Royal
Les chevaux, alertés par son odeur, se mirent à hennir tant et plus et à s’agiter contre les parois des stalles. Cette soudaine cacophonie parut déconcerter l’animal. Il cessa d’avancer, dirigea ses petits yeux enfoncés d’un côté puis de l’autre, tandis que la salive lui dégoulinait au coin des babines. Il se dressa derechef sur ses pattes arrière et ouvrit la gueule, qui révéla une énorme paire de canines. La longue blessure sur sa patte de derrière s’était rouverte, et des gouttes de sang perlaient sur le sol. Après les épreuves qu’il venait de subir, l’animal devait souffrir et être désorienté, effrayé. Cela ne le rendait que plus dangereux.
Je me joignis au groupe des valets qui reculaient pas à pas. Terrorisés à l’idée que l’animal pouvait charger soudain, nous jetions des coups d’œil alentour à la recherche d’un endroit où s’abriter. Mais il n’y en avait aucun dans l’église vidée, dépouillée du moindre meuble sur lequel grimper. Les chevaux terrifiés faisaient un raffut de tous les diables, certains d’entre eux se cabrant, cognant contre les parois de bois des stalles, les défonçant de leurs sabots. J’espérais que le vacarme ferait fuir l’ours, mais il se remit à quatre pattes, commença à avancer, et sembla se délecter du spectacle des six garçons d’écurie, qui avec moi battaient en retraite. J’avais l’impression qu’il fixait son attention sur moi en particulier, le premier homme sur lequel il était tombé après sa libération.
Ce face-à-face sembla durer une éternité. Nous n’osions ni lâcher des yeux la bête, ni pivoter sur nos talons et détaler, de crainte de provoquer une charge. C’est alors que je dérapai sur de la paille souillée et me retrouvai les quatre fers en l’air au milieu de la nef. Je poussai un cri puis me remis sur pied en un clin d’œil. Entre temps, les valets avaient poursuivi leur retraite, me laissant plus près de l’ours, qui se trouvait à dix pieds et ne me quittait pas du regard.
L’animal avança lentement, le regard toujours braqué sur moi. J’entendais au loin la cavalcade des valets d’écurie qui avaient pris leurs jambes à leur cou, m’abandonnant à mon sort. L’ours accéléra le pas. J’aperçus alors près de moi un grand chandelier, que je saisis à deux mains et lançai à la tête de l’énorme bête. Le chandelier, en s’abattant sur son flanc, arracha au monstre un hurlement, puis tomba sur un tas de paille, qui s’embrasa sur-le-champ. Fixant sur moi des yeux à la fois furieux et douloureux, l’ours recula, puis se dressa de nouveau sur ses pattes de derrière et chargea. Je poussai un cri et me raidis, prêt à être lacéré par ses griffes.
C’est alors que quelque chose passa à toute vitesse près de moi. Il y eut un bruit sourd, et mon agresseur bondit en arrière. Tout étourdi, j’aperçus une flèche, dont l’extrémité emplumée vibrait, plantée dans sa poitrine. Une autre flèche siffla près de moi et s’enfonça dans la fourrure de l’animal, puis une troisième. L’ours hurlait, battait l’air de ses griffes, tandis qu’une quatrième flèche se fichait dans sa poitrine. Elle dut lui transpercer le cœur, car cette fois l’animal s’abattit sur le flanc dans un grognement étouffé et atterrit sur le tas de paille embrasé. Il demeura là, inerte, dans les flammes, enfin libéré de ses souffrances.
Quant à moi, tremblant des pieds à la tête, j’étais appuyé contre un pilier, tandis qu’une voix familière criait : « Éteignez le feu avant qu’il ne s’étende ! De l’eau ! » Aidés de deux soldats, les garçons d’écurie se précipitèrent pour donner de grands coups de balai sur la paille en feu, en attendant que des seaux d’eau soient apportés et que le feu soit finalement éteint. Hagard, je fixais les soldats en tunique rouge, l’arc en bandoulière. Une silhouette apparut devant moi : le sergent Leacon.
« Sergent ! m’écriai-je. Comment… Qu’est-il arrivé ?
— Nous avons entendu le vacarme depuis la cellule de Broderick, qui se trouve juste derrière le mur de l’église. J’ai amené mes hommes jusqu’ici. Par chance, ils avaient leurs arcs… Heureusement pour vous que les archers du Kent savent bien viser ! » ajouta-t-il en me regardant d’un œil torve.
Je pris une profonde inspiration. « Vous m’avez sauvé la vie.
— Mais comment cet ours est-il entré dans
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