Sarah
l’épuisèrent de questions,
voulurent savoir ce qu’elle avait fait pendant sa fuite, quels démons elle
avait rencontrés au bord du fleuve, l’avaient assaillie durant cette nuit
solitaire. D’ailleurs, n’était-ce pas des démons qui l’avaient poussée à
quitter le bain nuptial alors que l’époux allait l’enduire de parfums ?
Saraï leur répondit avec calme, et autant
de fois qu’elles voulurent l’entendre, qu’aucun démon ne l’avait approchée, ni
ici dans la maison, ni là-bas au bord du fleuve.
« J’étais seule, j’étais
perdue. »
Elle ne parla pas d’Abram.
Sililli pas plus qu’Égimé n’en crurent un
mot. Saraï n’eut pas à croiser leurs regards pour s’en rendre compte. Les
grimaces et les soupirs suffisaient. Égimé décida alors de vérifier la
virginité de sa nièce. Avec une froide colère, Saraï se coucha sur son lit et
écarta les jambes.
Pendant que sa tante plissait son visage
raviné en constatant l’évidence, Saraï songea au désir qu’elle avait eu d’Abram
durant leur nuit au bord du fleuve. Elle se souvint de ses paumes enveloppant
ses seins et de son membre durci contre ses reins. En ce moment si humiliant,
cette pensée fut une caresse apaisante. Dans le grand secret de son cœur et de
son esprit, elle remercia Abram d’avoir eu la sagesse de résister à son
innocence.
Après quoi, d’un ton glacial qui valait bien
celui de son père, leur faisant face afin de les obliger à baisser les
paupières, elle déclara aux deux femmes :
— À partir de maintenant, je ne
répondrai plus à vos questions. Personne ne doit prononcer le nom de Saraï dans
cette maison. Saraï, elle, n’a pas à utiliser sa bouche pour engraisser votre
sottise.
Il n’empêche, Sililli et Égimé conservèrent
leurs doutes. Afin de préserver ce qui pouvait l’être encore, elles
suspendirent des quantités d’amulettes à la porte de la chambre de Saraï, aux
bois de son lit et même autour de son cou.
Et les jours passèrent.
Les sanglots de Sililli cessèrent. On
apprit à vivre avec Saraï comme avec une personne à demi présente. Il arriva
même que l’on lançât des plaisanteries en sa présence, faisant mine de ne pas
voir son sourire.
Saraï elle-même s’accoutuma assez bien à
cette vie qui lui permettait d’être seule avec ses pensées. Des pensées qui
invitaient la présence d’Abram à ses côtés. Comme dans des rêves éveillés, elle
pouvait entendre sa voix et même encore percevoir son odeur d’homme-sans-ville. Le soir, souvent, avant de s’abandonner au sommeil, il lui arrivait de
chanter en silence, pour lui, pour Abram, les paroles qu’elle n’aurait jamais
accepté de prononcer pour celui qui voulait devenir son époux :
Pose les mains sur moi, taureau sauvage,
Pose les mains sur moi qui me suis
baignée,
Sur moi parfumée de myrrhe et de cèdre,
Pose les mains sur ma vulve, berger du
puissant troupeau,
Pose les lèvres sur moi, ô fidèle
berger,
Je te voudrai un sort agréable,
Je te décréterai un noble destin,
Pose les mains sur moi,
Je caresserai tes reins,
J’accueillerai ton bateau noir…
Cependant, les dernières semaines l’avaient
suffisamment mûrie pour qu’elle ne s’aveugle pas de ces félicités imaginaires.
Elle mesurait chaque jour un peu mieux ce que sa rencontre avec le jeune mar.Tu avait d’extraordinaire et d’éphémère. Pourtant, quelques questions
demeuraient : Pourquoi Abram n’était-il pas à son côté lorsque les soldats
l’avaient réveillée ? Lui avait-il dit adieu sans qu’elle le comprenne en
lui assurant qu’il se souviendrait toujours de son visage ? Pensait-il
encore à elle ? Croyait-il qu’il valait mieux oublier cette fille de la
ville royale, une fille qu’il n’aurait jamais dû rencontrer ? Une fille
dont il n’avait rien à espérer car jamais, de souvenir d’habitant d’Ur, un
barbare amorrite n’avait osé, sinon lors d’un viol, porter la main sur une
fille de Puissant.
Quelquefois, échappant à la surveillance de
Sililli, elle se rendait à la nuit tombée sur le haut du jardin et regardait
longtemps les torches qui illuminaient la ziggurat. Peut-être Abram était-il au
même instant sur le bord du fleuve, allongé entre les roseaux, un panier plein
de grenouilles et d’écrevisses près de lui, regardant aussi le diadème de feu
de l’Escalier du Ciel ? Qui sait, peut-être au même instant songeait-il à
elle ?
Ce fut au
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