Sarah
sous les étoiles pour chasser dès l’aube et ils
m’auraient suivi. Ils me suivent toujours quand je vais chasser. J’ai déjà tué
dix lynx et trois cerfs. Un jour j’affronterai un lion.
Saraï se demanda s’il se vantait ou
cherchait à l’impressionner. Mais non. Abram déroula les peaux de mouton et
tira de son sac une robe grossière qu’il lui tendit.
— Pour remplacer ta toge.
Lui-même avait troqué son pagne contre une
tunique serrée à la taille par une ceinture munie d’un étui de cuir d’où
dépassait le manche d’un poignard.
Pendant que Saraï se reculait dans l’ombre
afin de se changer il lui tourna ostensiblement le dos, rechargeant le feu,
sortant la nourriture du sac.
Il la jaugea d’un coup d’œil alors qu’elle
s’accroupissait à nouveau devant le feu. Il eut un sourire un peu ironique qui
lui arrondissait les joues. À la lumière mouvante des flammes, le marron de ses
yeux était encore plus transparent.
— C’est la première fois que tu portes
une robe comme ça, n’est-ce pas ? s’amusa-t-il. Elle te va bien.
Saraï sourit à son tour.
— Est-ce que j’ai encore les yeux
noirs ? demanda-t-elle.
Abram hésita, puis éclata de rire. Un rire,
retenu depuis longtemps et plein d’ironie, qui le fit trembler tout entier.
— Les yeux, oui ! fit-il en
reprenant son souffle. Et aussi les joues, les tempes. Tellement noir que tout
à l’heure, si je n’avais pas vu la peau de ton ventre, j’aurais cru que tu
l’étais tout entière. Il paraît que cela existe, là-bas, loin dans le Sud, au
bord de la mer. Des femmes toutes noires !
Saraï sentit la fureur et la honte lui
brûler les joues.
— C’est le khôl que l’on met aux
épouses.
Elle saisit sa toge pour en déchirer
rageusement un pan, mais le tissu résista.
— Attends, dit Abram.
Il tira son poignard. Une lame courbe en
bois très dur comme Saraï n’en avait encore jamais vue et qui trancha le tissu
humide sans effort. Quand il le lui tendit, elle lui saisit la main.
— Veux-tu le faire ?
Sa voix tremblait plus qu’elle ne l’aurait
voulu. Elle se reprit, tenta de mettre plus d’assurance dans son ton en
expliquant :
— Toi, tu vois dans l’obscurité.
Il hocha la tête, embarrassé. Elle ferma
les yeux pour apaiser leur gêne. Agenouillé devant elle dans la chaleur
lumineuse du feu, il lui nettoya les paupières, les joues, le front. Doucement.
Comme s’il savait faire cela depuis longtemps.
Quand il eut fini, Saraï rouvrit les yeux.
Il sourit et les ailes de ses belles lèvres parurent s’envoler.
— Tu me trouves jolie,
maintenant ? osa-t-elle demander.
— Les filles de chez nous n’ont pas
d’aussi belle coiffure, dit-il simplement. Ni un nez aussi droit.
Saraï ne sut s’il s’agissait d’un
compliment.
Ensuite, pour chasser leur embarras et pour
calmer leur faim, ils se jetèrent sur la nourriture apportée par Abram. Du
chevreau encore tiède, du poisson blanc, des fromages, des fruits, du lait
fermenté dans une gourde de peau. Des mets au goût fort, sans rien de sucré,
comme on aimait les cuisiner chez les Puissants d’Ur. Saraï dévora d’aussi bon
cœur qu’Abram, sans rien montrer de sa surprise.
*
* *
Ils mangèrent d’abord en silence. Puis
Abram demanda ce qu’elle comptait faire quand le jour serait levé. Elle dit
qu’elle ne savait pas, qu’elle pourrait trouver refuge dans les grands temples
d’Éridu, où les filles sans famille avaient le droit de devenir prêtresses. Sa
voix manquait de conviction. En vérité, elle n’en savait rien. Demain semblait
si loin !
Abram demanda encore si elle ne craignait
pas que ses dieux la punissent d’avoir refusé l’époux que lui donnait son père
et d’avoir quitté sa maison. Elle répondit que non, cette fois avec tant
d’assurance qu’il la regarda avec étonnement, s’arrêtant de manger. Elle
expliqua :
— Non. Sinon, quand la nuit est venue,
ils auraient envoyé des démons au lieu de me faire tomber sur toi.
L’idée amusa beaucoup Abram.
— Il n’y a que vous, les Puissants
d’Ur, à croire que la nuit est peuplée de démons. Moi, je n’y ai jamais vu que
des taureaux, des éléphants, des lions ou des tigres. Ils sont féroces, mais un
homme peut les tuer. Ou courir derrière les gazelles !
Saraï ne s’offusqua pas. Le feu crépitait,
les braises chauffaient de plus en plus fort, les peaux de mouton étaient
douces sous les mains.
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