Sarah
Saraï demeuraient fixes,
ses prunelles sombres, lointaines. Malgré lui, dans une brève image, Kiddin
compara cette femme presque inconnue à la gamine rebelle et pernicieuse qui
avait failli causer la ruine de leur maison.
Depuis la demi-mort de sa sœur, sept ou
huit années s’étaient écoulées, sculptant à la perfection sa taille et son
visage. Jusque dans le dessin de la bouche rougie d’ambre, la hauteur des
pommettes et la force des épaules, la beauté de Saraï possédait l’autorité, le feu,
l’éloignement divin d’Ishtar.
Enfin le soleil atteignit les marches
basses de l’Escalier du Ciel. Saraï leva les bras.
D’un coup ce fut le silence. Les prêtres
suspendirent les masses sur les tambours. Les servantes cessèrent leur chant.
Les guerriers retinrent les coups de leur lance et les plaintes de leur gorge.
Dans le silence, chacun d’eux, la tête enflammée, vit que la toge de Saraï
avait glissé, libérant son sein gauche, lumineux comme l’orbe de la lune.
Surpris, le taureau releva la tête, faisant
cliqueter ses parures, roulant son œil exorbité pour mieux voir la femme en
toge blanche glisser jusqu’au rebord de la plate-forme. Comme les guerriers, il
tressaillit lorsque la Sainte Servante du Sang lança son appel :
Je t’invoque, O Ishtar, princière et
puissante,
Toi que je sers dans la nuit comme sous
le soleil,
Écoute ma requête,
Moi ta fille choisie,
Écoute la supplique de celle dont tu as
retenu le sang,
Prononce la grâce des guerriers de
Shu-Sin ton fils…
Saraï se retourna, offrant son dos au taureau
et aux guerriers, offrant son visage au regard d’or de la statue d’Ishtar.
Pareilles à des miroirs, les fleurs d’or de son diadème s’embrasèrent au
soleil.
Toi qui chevauches les grands Pouvoirs,
Qui pulvérises les boucliers,
Prononce la grâce de ces guerriers qui
ont patienté
jusqu’à ton réveil,
Écarte les blessures de leur corps,
Les larmes de la mort et la honte de
l’échec.
Son appel cessa brutalement. Sa voix se tut
et suspendit le temps. Le silence pesa sur les guerriers, aussi lourd que
l’ombre de la ziggurat avait pesé sur eux durant la nuit.
Doucement les hanches de Saraï esquissèrent
un premier balancement. Ses bras ployèrent. Ses pieds glissèrent.
Les tambours frappèrent.
Une fois encore. Et encore.
À chacun de ses pas frappant une tonalité
sourde. Rythmant sa danse. La soutenant. Amplifiant la courbe de ses hanches.
Alors les guerriers frappèrent de leur
lance contre les boucliers. Et crièrent : Ilulama ! Ilulama !
Pas après pas, dans la volte de sa danse,
elle descendit vers le taureau. Le fauve, étonné, baissa le mufle, offrit la
pointe de ses cornes. Saraï avança. Avança, les hanches dans la houle des
tambours, dans le cri des guerriers.
Le taureau griffa le sol et gémit. Il
recula, la fureur dans le poitrail, haletant. La voix de Kiddin trembla. La
taille de Saraï sinuait sous les yeux du taureau. L’or de sa ceinture brillait
dans les prunelles de la bête. Le désir de bondir secouait le sexe de l’animal.
Le poing de Kiddin se crispa sur sa lance. Les mains de Saraï claquèrent. D’un
même jet, les dix lances des soldats s’enfoncèrent dans le cou du taureau. Le
sang jaillit jusque sur les jeunes officiers. Saraï récita :
Ô ma souveraine,
Toi qui tiens le manche sacré,
De ta bouche écumante
Bois le sang du taureau coléreux, mange
son cœur furieux
Et soutiens leur combat…
*
* *
— Je n’aime pas que tu t’avances si
près des cornes, gronda Sililli de sa voix des mauvais jours. Ce n’est pas
utile. Je le sais : je l’ai demandé aux prêtres. Ils m’ont tous donné la
même réponse : « La Sainte Servante du Sang peut demeurer sur la
plate-forme tandis que l’on tue le taureau. »
Sililli avait suivi la cérémonie en
silence. Maintenant qu’elle dégrafait les fibules de la toge de Saraï, elle
pouvait enfin exprimer son angoisse.
— Je ne risque rien, répliqua Saraï.
Ma souveraine me protège.
Une vilaine moue ourla les lèvres de
Sililli.
— Un de ces jours tu auras affaire à
une bête plus furieuse que les autres. Un seul coup de tête, et elle te coupera
en deux.
— Pourquoi Ishtar le
voudrait-elle ? Aucune prêtresse de ce temple ne lui est plus dévouée que
moi. J’ai fait le compte : depuis que la guerre avec les Gutis a
repris, j’ai offert quatre-vingt-sept fois le sang pour les officiers.
— Oh ! je sais ! Je
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