Septentrion
l’air de mettre son nez dans ce qui ne le regarde pas.
Mange au rabais, sandwich et café. Répugnance à reprendre contact avec les amis. Me trouve bien dans ma solitude. Si l’on parlait une autre langue autour de moi, ce serait parfait. Je m’accommoderais fort bien de cette vie rétrécie si j’avais les moyens de l’assurer. Le bon côté de mon caractère a repris le dessus. Du moment que j’ai des cigarettes et que je me cale l’estomac. Pas une solution, mais les solutions n’existent pas. Le virus recommence à agir en sourdine. J’ai acheté deux gros cahiers d’écolier. Rempli une dizaine de pages de mon écriture microscopique. Pouvoir écrire. Les dernières semaines que je viens d’essuyer m’ont mis du plomb dans la cervelle. Mal débuté dans la vie. La hargne au ventre. Je m’en ressens encore. Soupe au lait par surcroît. Je ne compte plus les places depuis la première, coursier et manutentionnaire dans une maison de cordages en gros. Il y a, comment dire ? une haine de peau entre les patrons et moi. Mésentente réciproque. La vérité, c’est que je n’ai pas plus que ça envie de travailler. Trois quarts de l’existence consacrés à la boustifaille. Exclusivement. Soustrayez le temps de dormir et voyez ce qui reste. Clama clama domine, le petit Jésus s’en va-t-à l’école en portant sa croix dessus son épaule…
C’est le chant du cygne lorsque Wierne m’expédie à Boulègue, son zigue des textiles. N’est d’ailleurs plus dans le textile, soit dit en passant. S’occupe à présent de colorants. Mais chimie ou textile, pas mèche pour moi. Morte-saison à ce qu’il paraît. Si je m’y connaissais un tant soit peu en cornues. Regrette vivement. Aurait tant voulu pouvoir me donner le coup de pouce que j’espérais. Ça a l’air de le chagriner. C’est un gros myope. Un gros hanneton. Aimable. Cœur d’or. Nous bavardons un petit quart d’heure ensemble. Tour d’horizon sur la vie en général. Écrivain ? Il a un cousin, ou un neveu, qui voudrait bien lui aussi. Écrit des poèmes. Nous pourrions nous rencontrer un de ces jours. Nous grillons la cigarette, moi sur le bras d’un fauteuil, lui à tournicoter dans le bureau. Il m’ébauche sa vie, brièvement, bâtons rompus. S’est fait à la force du poignet comme tant d’autres. Pas d’instruction. Le certificat et au boulot. Comme moi. Et écrivain sans instruction, c’est possible ? Il pèse mes chances. Nom de Dieu ! Ça lui ferait plaisir de me placer quelque part. Ce ne sont pas les jobs qui manquent. Suffit de frapper à la bonne porte. Qu’il soit bien entendu entre nous qu’il me paiera à dîner n’importe quel jour si je me trouve au bout du rouleau. Je n’ai qu’à rappliquer à midi et demi chez le bougnat d’en face, il mange là avec sa femme. Dans le cas où je ne trouverais rien, ce qui s’appelle rien, que je revienne le voir, il tâchera de se débrouiller. Sincèrement désireux de me venir en aide. La semaine dernière, il aurait pu me caser. Chez un ami. Voilà qui lui donne une idée. Vous allez bondir là-bas. Boîte d’importations. Remuent le fric comme s’il en pleuvait. Personnel géant. Travaille avec eux à l’occasion. Il fourgonne devant moi dans ses paperasses, écrit le nom et l’adresse sur une feuille volante. Je me présente de sa part. Dire que je le connais depuis toujours. S’ils téléphonent pour se renseigner, il leur mettra le paquet. Je demande M. Lehmann. Ils déjeunent ensemble une fois par mois. Lehmann. S’il n’est pas là, je demande M. Perrier, son bras droit. Ils ont pris de fameuses cuites ensemble. Carabinées. Pas un comme lui pour lever une poule au bluff. Puisque nous en sommes à ce chapitre, est-ce que je connais ce garçon dont Wierne lui parle tout le temps, Sicelli ? Il joue de l’accordéon dans un dancing, c’est bien cela ? Oui, enfin, c’est comme ça qu’il gagne son bifteck, le reste du temps il peint. Ce que Wierne lui a dit. Lève tout ce qu’il veut en matière de femmes, paraît-il ? Paraît-il. Il aimerait le connaître. Il y a repensé par association d’idées. Wierne, lui, c’est tout le contraire, n’est-ce pas ? Sage comme un moine. Sacré type. Est-ce que j’ai vu sa dernière toile, ce grand machin sur les ruines avec les gens qui se traînent par terre, le gosse surtout, le gosse qui est à droite, en bas, et qui regarde le spectacle comme s’il était au cirque, terrible, non ? Qu’un
Weitere Kostenlose Bücher