Septentrion
de ce qu’il me dit ne me concerne directement. Il parle de Sicelli. De peinture. D’amis à lui qui peignent, qui exposent. Pas une question personnelle. Je ne suis pas en cause. Je ne suis ici qu’à titre exceptionnel. Par effraction en somme. Le temps que nous passons ensemble doit être comblé par la parole. Peut-être sait-il, lui, au bout de combien de paroles je pourrai m’en aller. Je ne pense à rien. À rien, avec concentration, avec véhémence presque. Je me trouve stupide d’être dans ce vestibule, mais c’est, me semble-t-il, la conséquence d’une faute dont je suis seul responsable.
À peu près comme si j’étais descendu dans la rue en oubliant d’enfiler mon pantalon. Je n’ai pas honte. Il y a un écart trop grand entre moi, cet homme, et ce qui nous entoure appartenant à cet homme. Un désespoir calme remue vaguement en moi très en profondeur. Cette politesse qui désarçonne, intimide.
Comme une brisure brutale, Livonnier me prie poliment de l’attendre quelques instants et encore une fois de m’asseoir en l’attendant. Il disparaît à son tour derrière la porte du fond. Le dallage est noir et blanc. Je suis sur le tranchant polaire d’une petite planète congelée. Ce vestibule doit naviguer avec son matériel en plein espace à une vitesse folle qui permet l’équilibre idéal. Ce que je n’arriverai jamais à comprendre, c’est comment j’ai réussi à embarquer moi aussi sur cet astéroïde moderne. Livonnier va revenir et m’expliquer. L’illogisme n’aurait pas de sens ici. Il revient. Souriant comme avec un enfant il me prend par le bras, ouvre la porte, me laisse passer, il appelle l’ascenseur, glissement respiratoire, le hall et ses plantes vertes, où est le concierge, où est sa femme, le gosse ? Jamais existé, n’appartiennent pas eux non plus à la planète cristalline.
La rue, la nuit chaude ; nous marchons et je sais seulement que nous allons dans un bistrot. Pieds douloureux. Livonnier marche vite comme s’il était pressé d’en finir. Il est pressé d’en finir, mais poliment. La consternation qui s’étale en moi. Je pense qu’il est inutile d’aller nous asseoir dans un bistrot. Inutile d’être venu ici. Inutile d’en repartir. L’heure suivante, demain, l’année en cours, les années à venir. Inutile. Comme tout ce que j’ai projeté jusqu’à aujourd’hui même. Espérances, ambitions, travail, pages écrites, raturées, toutes les discussions que j’ai pu soutenir sur les idées auxquelles je croyais, la foi intacte pour certains livres, certaines œuvres, certains hommes. Ma vie. Inutile. Il est dit que cette journée n’en finira pas.
Un couple dans le coin reculé de la salle. Le garçon qui balaie. Nous nous attablons près de la vitre. Livonnier me sourit d’un air engageant comme si c’était la première fois que j’entrais dans un café. C’est à lui que le garçon s’adresse. Un alcool. Non, pas d’alcool. J’ai eu très soif. De la bière. J’ai peur que la bière me fasse mal. Livonnier me sourit. Un fil d’impatience dans le sourire. Je ne vois pas ce que je pourrais commander. De l’eau. Oui. De l’eau. Boire de l’eau. J’en ai eu si envie. J’ai eu si soif. Le sourire en face de moi. Le sourire persévérant. Qui attend que je m’explique. Il ne me forcera pas à m’expliquer. Il peut attendre indéfiniment. Patient. Indéfectible. Inéluctable aussi. C’est le même homme que chez Sicelli. Livonnier est lui-même partout. Souriant. Ce sont les autres et les positions dans lesquelles se trouvent les autres vis-à-vis de lui qui font qu’une impalpable différence s’établit. Livonnier n’y est pour rien quand on s’aperçoit qu’on s’est trompé soi-même. Il ne prend pas les devants. Il sait que j’ai une raison d’être venu. À moi de parler. Le verre d’eau. Je ne me rappelle déjà plus l’intensité de la soif que j’ai éprouvée. Il me regarde dans les yeux. Il tient son verre entre les doigts. Le cercle de néon du plafond se balance, réduit, dans la transparence du liquide. Je n’ai rien à lui dire. Il tomberait des nues si je lui demandais un lit. Sur la banquette rouge , voulez-vous ? Jamais je ne pourrai. Cette femme de quartz qui l’attend là-haut au fond du vestibule cellulosique. Et comment coucherais-je ? Nu ? Avec mon slip dégueulasse dans leurs draps propres, où poser mes vêtements, ma chemise sale, faire couler l’eau dans leur baignoire,
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