Septentrion
et, la jetant sur mes faibles épaules, pour sortir par la porte et disparaître à jamais quand l’honneur et le grand principe de l’indépendance l’exigeront ? Un dimanche où vous n’aurez rien à faire d’urgent, méditez donc là-dessus quelques minutes. Vous m’en direz des nouvelles.
Mis à part les citations de mémoire, je ne vous cacherai pas que ce qui pourrait présentement avoir sur moi le meilleur des effets stimulants serait la certitude prochaine de me remplir tant soit peu le ventre. Entendez par là que l’apparition sur ma table d’un petit déjeuner convenable serait la bienvenue. Croissants chauds, beurre, confitures et peut-être aussi un soupçon de miel. Pourquoi se priver ?
En toute époque de ma vie, le petit déjeuner a été pour moi l’une des joies ragaillardissantes de la journée, l’atmosphère fut-elle par ailleurs au désastre ou ignorant moi-même de quoi serait fait le lendemain. Se lever en humant autour de soi l’odeur poudrée du café noir, voir le lait frais dans le petit pot, les tartines coupées, le carré de beurre jaune mat sur son assiette, contempler cet état de choses attendrissant et avoir conscience que, même dans l’éventualité peu probable où il ne vous resterait que cette ultime satisfaction à savourer avant de quitter vos pénates pour rejoindre l’autre monde, vaille que vaille vous allez en profiter et ce ne sera pas un si mauvais souvenir de rupture. Se mettre à table avec une grande demi-heure devant soi, après laquelle seulement nous irons voir ce qui se passe dans le monde si toutefois les rudes contraintes de l’existence nous y poussent, car sinon il faudrait être timbré pour entreprendre autre chose que la lecture d’un auteur favori, mettons un peu de Montaigne, la tête calée dans l’oreiller.
Entamée par ce bout, la journée ne peut que vous apparaître faste et la création tout entière une réussite d’envergure sous ses moindres aspects. Surtout si vous consacrez une partie de votre après-midi à un film ou que ce jour-là l’Ange du Sexe, vous ayant à la bonne, dépêche au-devant de vous une paire de fesses en maraude qui ne demandera qu’à être cajolée. Auquel cas je n’ai pas besoin de vous dire ce que j’en pense. Quoi de plus enchanteur, de plus grisant, que d’écouter distraitement le mezzo humide d’une voix féminine inconnue reliée en direct au pubis par connexion spéciale ? Lorsque cette incomparable musique vocale se prolonge à votre intention pendant des heures sur le même diapason plaintif. Sur ce registre unique. Ne jouant jamais que d’une seule et même corde. Instrument si rudimentaire, si primitif qu’il en devient à la longue obsédant de candeur involontaire, de simplicité brutale, tandis que vous êtes encore somnolent sur un lit étranger en train de subir et de mesurer la paralysie progressive du cerveau qui s’élargit peu à peu aux proportions inusitées d’un vide spatial, retourne à ses régions antérieures, étendues sauvages de plateaux désertiques, redevenu soudain délicieusement vierge après avoir fait deux ou trois fois le voyage du sexe aller-retour. Le sang apaisé n’irrigue plus qu’une matière neutre, planifiée. N’ayant encore de conscience vraie que pour cette chose lointaine, durable et divine, cette chose éternelle : une voix de femme qui module pour vous, quelque part dans un rêve de poix, des phrases incohérentes, des mots perdus, sans suite, les mots précis d’une révélation intérieure de la femme, si angélique, si éclatante qu’elle en demeure incompréhensible. Litanie d’amour arrachée chaque fois à la matrice de l’univers. Reprise et répétée de gorge en gorge dans un demi-murmure torrentiel, jusqu’à saturation, par ces femmes étrangères les unes aux autres qui se succèdent tout naturellement dans le plaisir. Qui pleurent, geignent, parodient, grimacent. Portant à bout de bras dans leurs deux mains jointes les organes méconnaissables de leur sexe désarticulé qu’elles présentent au passant en aumône rituelle. Et prenez ! Prenez ! Qui que vous soyez. Ceci est ma vérité. Ceci est moi-même. La voix supplie. Appelle. Finit par s’éteindre, doucement engloutie dans un grand sommeil végétal. Et chacun retourne passivement à son indifférence ou à sa solitude lénifiante.
Avez-vous un plan plus séduisant à me soumettre en contrepartie ? Et de grâce, ne vous méprenez pas sur la portée de
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