Septentrion
gratin, une grande friture, ou fricassées, longuement recuites et rissolées et casserolées, de mille et une façons, alors qu’est-ce que c’est que mon bout de sandwich fluet à comparer ! Je ne voudrais pas trop insister, mais j’ai le sentiment qu’il serait recommandable dans mon cas que je prisse sans tarder un repas complet, des hors-d’œuvre jusqu’au dessert, en ne sautant aucun service. Ou sans ça, merde, ça va tourner à l’obsession. Serais-je anormalement enclin aux choses de la table ? Si on allait se vidanger la vessie, ce serait une occasion de pousser une pointe vers le fond de la salle, voir ce qui se trame côté restaurant. Le temps de me lever, quoi ! une fraction de seconde, la veste blanche est plantée devant moi. Non, je ne m’en vais pas. Pas encore. Désolé. Veuillez m’indiquer le chemin, je vous prie ; par là, merci. Je le laisse grognon sur le pas de sa porte. Il commence à me courir, ce pédé.
Il fait nettement plus frais dans la salle, meilleur que dehors. Le restaurant est séparé du reste par trois marches que je m’apprête à escalader, lorsque je sens une main me tomber sur l’épaule. Exclamation derrière moi. Le petit faciès d’écureuil pâlichon, le nez en carotte, les yeux pipés, lavasses, bleu vierge derrière les lunettes, le front bossu, les grandes oreilles, les épaules plates, la voix crochue, il m’arrive sous le menton, ça me rappelle quelqu’un, de toute évidence, mais qui ? Vois pas. Je cherche un nom dans la collection. On se serre la main. Chaudement. Il paraît content, plutôt enthousiaste. Au moins quelqu’un à qui je ne dois rien. Je fais naturellement comme si je l’avais remis du premier coup. Et comment ça va, qu’est-ce que je fabrique, ça va, ça marche, et toi-même ? Bon, qu’est-ce que je fais ce soir, on ne va pas se quitter comme ça, ce que c’est que le hasard, il pensait à moi il n’y a pas deux jours, se demandait ce que j’avais bien pu devenir. Pélissier. J’y suis. Raymond. C’est le costume boudiné qui m’a mis sur la voie. Le bas de la veste ondulant, les taches sur les revers, les épaulettes trop basses d’un cran. C’est bien ça. Pour le reste, il m’a l’air d’en avoir pris un sacré coup en quelques années. Le crâne qui se dégarnit sur le devant. Un ramis de rides autour des yeux et la bouche avachie, dégringolée, comme s’il n’avait plus de dents. Je ne pense pas que je l’aurais reconnu s’il ne m’avait abordé le premier. Maigre comme un coucou. Il flotte dans son froc. Une poche, là-devant, à la ceinture. Il a toujours été fringué à la mords-moi le zob, autant que je me souvienne. Il m’entraîne vers un recoin de la salle où il était attablé avec deux amis à lui. Des copains de travail, m’explique-t-il en me précédant. Selon les apparences, Pélissier n’est pas encore le mécène tant espéré. Ma mémoire rafraîchie me rappelle très opportunément que Brandès l’a bien connu. Un certain air de parenté entre eux. Puent le ratage jusqu’à la moelle. Ça ne me coûtera rien de le taper. Un ancien copain si emballé de me ravoir dans le giron. Devant les deux autres, ne fût-ce que pour flamber, il n’osera pas me refuser. En être, moi, réduit à ponctionner un avorton ! J’en ai un pincement au cœur, passez-moi la défaillance. Un garçon m’interpelle. Il paraît que j’ai une consommation à la terrasse qui n’est pas réglée. Rien de plus vrai. J’allais pisser quand j’ai rencontré cet ami. Je laisse Pélissier rejoindre sa table. Le blondinet de la terrasse ne me perdait pas de vue, à ce que je constate. Si j’avais pris la poudre d’escampette par la bouche des chiottes ! Le pourliche sera pour une autre fois, pas besoin de vous faire un dessin. Il s’arrache un fin sourire en coin qui lui remonte son filet de moustache. Le type qui savait d’avance à quoi s’en tenir. Crispant. Mûr à point pour se faire claquer la gueule occasionnellement.
Demi-tour en direction de la table où l’on m’attend. Ça me fait un drôle d’effet tout à coup d’être tombé sur Pélissier. Pourquoi ce soir ? Jamais plus repensé à lui. C’est déjà loin. Il incarne une période guère moins calamiteuse que l’actuelle. Je travaillais à l’usine quand nous nous sommes connus. Chez Ponthivier et Durnheim, instruments de pesage et accessoires de précision. Pélissier atterrissait dans ma sphère par l’intermédiaire
Weitere Kostenlose Bücher