Septentrion
existence ? On a à peine vu clair que c’est déjà la fin. Batailler, s’imaginer qu’on va bouleverser le monde pour avoir torché quelques milliers de pages et raconté, et décanté sa petite tranche de vie en long et en large. La belle affaire ! Contente-toi de manger ta soupe en regardant les étoiles. Toujours semblables à elles-mêmes dans le soir azuré. Depuis le vieil Adam. Et avant le vieil Adam. Et avant ce qui était avant qu’il n’y eût rien. Splendides et immuables, nos petites frangines les étoiles. Ont présidé à ta naissance. Présideront à ta mort. T’ont vu vagissant dans les langes, laid comme un ouistiti. Te verront chenu, planté sur deux cannes, cadavérique, figé, couleur de suif, empaqueté dans ta caisse, aspergé d’eau bénite. Et il n’est pas impossible que par les nuits d’été un de leurs rayons scintillants aille s’égarer et te tenir compagnie dans ta demeure éternelle. Regarde bien. Se fendent la pipe, là-haut, de glace, avec une magnifique arrogance. Voient tout ce petit monde se démener hardiment. À quelles fins ? Bernique.
Pendant que j’attendais, me parvenait d’un recoin de l’appartement un ronron de voix qui, par instants, s’interrompait ou augmentait en force, se prolongeait, cessait, remplacé alors par un pas tapotant qui se déplaçait, s’arrêtait, repartait en s’éloignant, un bruit de porte, le heurt métallique d’une casserole, puis la conversation recommençait, murmurante, chuchotis, un bourdonnement au bord du sommeil. Il me semble encore que j’aurais pu rester ma vie entière baigné dans ce silence incolore et pris peu à peu dans le moule de la nuit.
Au moment où Gaubert entra, j’étais dans un tel état de fléchissement que s’ils m’avaient opposé un refus, j’imagine que je les aurais tous deux adjurés à genoux de me garder chez eux au moins pour la nuit.
Dès les premières paroles que nous échangeâmes, je crus discerner que l’appellation d’écrivain et tout ce qui s’y référait avaient sur Gaubert une emprise magnétique. Et à plus de minuit, le ventre calé, un verre d’alcool devant mon assiette sur laquelle s’éternisait un morceau du gros gâteau qui avait couronné un repas d’une cuisine riche, des cigarettes en pagaille, largement renversé sur ma chaise, me laissant diriger par l’inspiration, un peu gris de nourriture et de vin, je tenais encore le crachoir devant ce couple qui ne donnait apparemment aucun signe de fatigue à m’écouter ciseler depuis le début ma conception de l’écrivain et de l’art d’écrire. N’en revenais pas moi-même. Il y avait simplement eu un court entracte vers les neuf heures pour coucher Nadine, leur petite fille, une gosse de huit ans ni belle ni laide, que je m’étais ingénié à séduire pendant toute la première moitié du dîner. Une question me revenait par intervalles à l’esprit. Ont-ils l’habitude de manger tous les jours aussi bien ?
J’avais notamment apprécié la manière libérale dont on pouvait se servir et se resservir de tous les plats. Pays de Cocagne, pas d’erreur. Gaubert, effectivement, était rondouillet, replet. Le cou plissé dans son encolure. Courtaud. Boulot. Les épaules trapues. L’estomac sous le gilet. La brioche. Ses petites mains dodues qui empoignaient le verre avec délicatesse. Des mains de caissier. Blanches. Proprettes. Des ongles courts. Quelques poils noirs sur le dos et les phalanges. Les manchettes de la chemise s’harmonisant toujours avec cette netteté presque prophylactique.
Je venais d’entrer glissendo dans un monde coagulé, comment dire ? dans l’aura lactée du Jardin Céleste à la dernière aube de la Création, quand le travail est fini, qu’on a donné l’ultime coup de plumeau et qu’il ne reste plus qu’à faire entrer les invités de la garden party du dimanche.
Curieux comme vont les choses. Pour peu que la chance s’en mêle, et c’était le cas, plus n’est besoin de vous tourner les sangs, tous les problèmes de l’heure se présentent accompagnés du modèle type de leur solution au bas de la page. Suffit de vous conformer aux prescriptions, et si jamais elles ne vous conviennent pas, il y en a encore des tas de rechange. Présent des dieux, en un mot. Ce que je comparerais au voyage en sleeping dans le ventre de la baleine.
Pendant tout le temps que j’habitai chez eux, je disposai du fond de la grande entrée séparée par une cloison du reste
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