Septentrion
Jiecke, le pardon, vos esbroufes, vos grands airs, tout le barnum, c’est en dehors de la question. Vous savez où je veux en venir. Clair et net. Du pognon, mademoiselle. Du liquide. Je vais avoir une vie des plus hasardeuses en vous quittant. Un flottement, c’est fatal. Qu’est-ce que ça vous coûte de me tendre la perche, de soutenir mes premiers pas ? Il serait préférable pour nous deux d’éviter les extrémités, la brouille, de se séparer contents. J’ai bien droit à un petit dédommagement. Ça n’a pas été drôle pour moi tous les jours. J’admets que nous avons aussi de bons souvenirs, mais si rares, et, en général, gravitant de près ou de loin autour du fanion de la cabale sexuelle, vous ne direz pas le contraire. Hormis ces incursions, je n’avais pas le beau rôle. Ça vaut bien que vous vous penchiez sur mon cas avec un brin de sollicitude.
Elle suffoque. S’attendait sûrement à me voir déguerpir à la première injonction. Tant d’audace, tant d’insolence après ce qu’elle a fait pour moi. C’est trop fort. Tout y passe. Elle énumère mes costumes, les cravates, mes pompes, les liquettes, combien ça lui a coûté, qu’elle ne lésinait pas ; c’est un fait, je le reconnais, le trousseau dont elle m’a pour ainsi dire doté, les sous-vêtements, toutes les chaussettes, je n’avais rien en arrivant, gilets en daim, gants pécari, la robe de chambre, quelques foulards, les trois bijoux, ma chevalière, le briquet, la montre en or, et les livres qui s’entassent dans la petite pièce du fond qu’on m’a octroyée comme bureau, les reliures luxueuses que je commandais à tout bout de champ, est-ce la vérité, oui ou non ? J’étais nu comme un ver quand elle m’a connu.
Et aujourd’hui j’aurais le toupet de lui soutirer de l’argent, de l’escroquer, de la faire chanter, et puis quoi encore ? Ah ! ça, jamais ! Petit salaud. Pas un radis. Pas un centime. Que je foute le camp en vitesse. M’a assez vu. Me trouve puant. C’est scandaleux. Inqualifiable. Me comporter de la sorte avec une femme. Avec elle ! Allez, ça suffit, que je débarrasse le plancher et qu’elle n’entende surtout plus parler de moi. Si je ne quitte pas cette chambre immédiatement, c’est elle qui sortira. Me fera expulser si je l’y force.
Survoltée. Elle en tremble. Tord un mouchoir entre ses doigts. Je la regarde faire les cent pas. Ça ne va pas fort côté nerfs. Marmonne toute seule. S’agite. S’arrête. Repart. Elle vibre. On croirait qu’elle m’a oublié, là, écrasé dans ma bergère.
La mélancolie me dégringole dessus bien soudainement. Tristesse morne. Comme si je m’affalais intérieurement. C’est quand même un bout de ma vie qui fout le camp. J’y songe. Coup d’amertume. De fatigue aussi. Tant de mots rabâchés, partout les mêmes, si usés, si flétris qu’on se demande comment ils peuvent encore servir. Interminables combinaisons de formules, de vocables. Avec Nora, avec les gens, avec soi-même. Demain, avec l’ombre de Confucius ressuscité, qui sait ? Depuis que je suis censé voir clair et me servir de ma langue, il me semble que ça n’a été qu’une longue suite de discussions du même ordre. Tout ça misérable. Cette femme qui m’a nourri, avec laquelle j’ai fait l’amour, et voilà que ça flanche. Ennemis. Elle de son côté. Moi du mien. Elle ou une autre. Après elle, une autre. Un homme, une femme. Carambolages de milliards d’étoiles désaxées dans le creux insonore du rouge pourpoint de Sirius. Les débris emportés par un nouveau vertige vers de nouvelles collisions passagèrement mortelles. Ici, la chambre, le lit avec son couvre-pieds de soie, un insecte minuscule qui grimpe à petits pas serrés le long de la tapisserie. Dans quinze jours ou dans un mois, quand il aura fait le tour des quatre murs, s’il ne s’est pas desséché entre-temps, il se retrouvera au point d’où il était parti sans en savoir davantage sur cette force qui le pousse à cavaler droit devant lui sa vie durant, tenace, éternellement perdu dans ce monde de motifs peints, démesuré. Tout à fait comme nous autres. Errants dans un monde de motifs à répétitions, sexe, argent, nourriture, sommeil, le tour complet des quatre murs sur la tapisserie démoralisante. Ne vaudrait-il pas mieux s’endormir, laissant Nora à sa fureur ? Un roupillon de plusieurs siècles. En me réveillant, si je ne me souvenais pas avoir dormi ? Quoi de
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