Septentrion
Grands dieux ! à en juger par la violence de sa réaction, on n’avait jamais dû lui parler sur ce ton. Poli et galant avec les dames. Curieux tout de même qu’une putain de son espèce ne soit pas tombée au moins une fois sur un type à la hauteur. Qu’elle ait pu les tenir à distance, se faire dorloter et respecter tout comme une authentique pucelle. Ça concorde du reste avec les bribes de confidences arrachées à Jiecke. Wonderful ! C’est le monde à la renverse.
Piquée au vif, elle me convient tout à fait. Son air de grosse pintade courroucée réussit même dans une certaine mesure à me tempérer. J’y vois déjà plus clair. Je prends déjà du champ. Je m’étais emballé à vide. Trop vite. Sans autre idée préconçue que lui lâcher ce que j’avais sur le cœur avant de mettre les bouts. Enfantillage de ma part. À quoi bon précipiter le mouvement ? Je viens juste d’entrevoir tout le profit que je pourrais tirer d’une manœuvre conduite avec méthode et discernement. Ce n’est pas la patience qui me manque, mon passage ici en témoigne. Il ne tient qu’à moi de publier le bulletin de victoire dans un temps record, et, cette fois, je suis à tout jamais le raté qu’elle prétend si je ne m’en sors pas avec la gloire des armes.
D’abord, qu’elle comprenne bien que je ne flancherai pas. Si quelqu’un ici est maître du terrain, c’est moi. Pas de quartier. Un petit mot dans ce sens lui sert d’indication. Mlle Van Hoeck sait ce que parler veut dire. Ce calme que j’affiche tout à coup la déroute visiblement. Pas prévu. Pas dans l’ordre. Comment donc ! J’allais oublier qu’elle n’en est pas à son coup d’essai. Tous ceux qui ont couché avant moi dans la bergerie. Mes prédécesseurs. Mes frères de galère. Ça a bien dû avoir une fin un jour. Elle a l’habitude. Connaît la procédure à fond. Un moment à passer, somme toute. Je suis manifestement le premier à ne pas respecter la règle.
Elle m’observe, méfiante. Doit se demander ce que ça cache ou ce que ça prépare. Rien que de très logique, Nora. L’échéance. Le terme.
Son intuition, dont elle fait grand cas, a dû lui donner l’alerte. C’est que la situation a considérablement évolué en l’espace de quelques minutes. Mieux qu’en plusieurs heures de discussion acharnée. Nous jouons la revanche. L’avantage pour moi à la marque. Ça ne l’enchante pas outre mesure. De l’autre côté du lit qui nous sépare toujours, elle tente de se composer une attitude d’autorité, ou de dignité, je ne sais trop. D’aplomb sur ses grands pieds, hérissée, parfaitement ridicule. Elle se rengorge. Agressive. Imagine qu’elle va m’avoir à l’influence. Au culot. Elle risque le coup.
Mon assurance la déconcerte. Ne doit plus cadrer avec l’idée qu’elle se faisait de moi et des hommes en général. Je la laisse vasouiller un moment, plaisir personnel avant de passer à l’action effective. La voir douter d’elle-même, perdre contenance, elle toujours si forte, toujours si sûre du présent comme de l’avenir, c’est un spectacle dont je ne me lasserais pas. Penser que j’ai pu endurer la présence de cette femme, manger avec elle, dormir avec elle, sortir, parler, lui donner le bras, lui faire part de mes impressions, obéir à ses caprices sans nombre, me foutre à poil devant elle, lui grimper dessus, tout l’assortiment. Quand le temps aura passé, dans quarante ans, quel souvenir aurai-je conservé d’elle, si tant est qu’elle ne se soit pas confondue avec les autres femmes de ma vie, passées ou à venir ? Que représentera-t-elle exactement dans le compartiment réservé à cette époque ? Si peu de chose, pauvre demoiselle ! Votre silhouette, pourtant unique en son genre, ne devra de survivre encore qu’à la conscience incisive, presque douloureuse, que j’aurai gardée de ces jours désespérés de mon existence. Jours maudits entre tous. Vous surgirez à ma demande comme un accord explosif plaqué sur le fond uniformément médiocre d’un fragment de ma jeunesse. Tenant une place modeste dans le cortège. À moins que, par un effet de ma fantaisie, je ne vous honore quelque jour d’une mention spéciale sur la page de garde du livre d’or. Auquel cas je me verrai dans l’obligation de ne passer sous silence aucun des griefs que ma mémoire aura fidèlement enregistrés. Sans malveillance toutefois. Rien qui pût ressembler à de la calomnie.
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