Septentrion
sur tout un côté de la jambe. Sa cuisse grasse. Blanc rosé. Un poisson. Poisson frais échoué sur la berge. Cette idée cocasse brise le charme. Me revoilà en selle. Parfaitement à l’aise. Moi-même. Connaud que je suis, qu’y a-t-il de si grave à avoir ponctionné le trésor de Mlle Van Hoeck ? Qu’est-ce que ça changera à sa manière de vivre ? Toujours la bonniche pour la servir et toujours les petits déjeuners plantureux. Alors donc ! Puisque ça m’arrange. Où est le mal ? Sinon que j’ai un peu pressé le mouvement, j’en conviens. Affaire d’appréciation. Je lui en aurais largement bouffe autant en restant six mois de plus à sa charge. Nous sommes quittes.
Il faut voir les choses de ce monde avec l’œil exercé de l’anachorète.
Pour un peu, je m’attarderais volontiers. Si je lui proposais de lui mettre le dernier ? Une séance d’adieu. Pas sûr qu’elle refuse, même après ce qui vient de se passer. Elle est d’ailleurs en position. Étendue. La croupe bombée. Ou bien devrais-je, avant de partir, lui appliquer une bonne claque sur les fesses, affectueuse, fraternelle, c’est un geste machinal dont elle ne manquerait pas de goûter l’attention. Elle aimait ça dans notre intimité ! Sacrée vieille bique !…
Mais le paquebot s’éloigne dans la rade miroitante sous les feux du clair soleil d’avril. Nora, Nora, je vous en supplie, agitez vite votre mouchoir blanc dans la confusion de la mémoire. L’horizon n’est déjà plus qu’une mousse indécise aux confins des regards intérieurs. Que dites-vous, que murmurez-vous entre vos dents, qui m’échappe ? Je vous entends à peine. Quelles seront vos dernières paroles ce jour-là, gravées à mon oreille pour la durée incertaine du voyage ? Je pose ma main sur sa tête. Elle se retourne, révoltée, ses yeux brûlent, elle accroche ses ongles dans la soie du couvre-pieds. Si elle n’avait pas tant de mal à s’exprimer, elle m’accablerait de malédictions.
Elle se soulève sur les avant-bras. Elle cherche, elle hésite. Le mot lui vient. Jaillit des lèvres. Comme un crachat.
— Makereau !… Makereau !…
Écumante.
Souveraine Nora.
Omphalos
5
De retour dans la vallée de larmes. En pleine fièvre ou, pour parler crûment, en plein merdier. L’eau a coulé sous le pont et chacun a fait son temps.
Le premier homme hagard que vous rencontrerez en sortant de chez vous, c’est moi. Costume de velours et cheveux dans le cou. Avec un rien de folie criminelle au fond de l’œil. Juste assez pour aller déloger Dieu de son piédestal sublime et lui écraser la gueule à coups de savate, en supposant qu’on sache enfin où Il perche.
Provisoirement rien ne se profile à l’horizon. Pas plus Dieu que le pékin inconnu qui m’attablerait devant un bon plat de choucroute garnie. Personne, en fait, ne paraît se soucier de la boustifaille. Ils ont tous la panse pleine, les joues roses, les boyaux engorgés. C’est prodigieux. Comme si je circulais dans un monde aseptisé qui aurait trouvé le joint pour abolir la faim et la soif.
Dans cette foule dodue qui m’a l’air de jouir d’une santé resplendissante et de tous les privilèges de la démocratie, je me fais l’effet d’un cas clinique. Ce qui doit motiver la façon réprobatrice qu’ont les gens de me lorgner dans la rue. Regards en biais pour la plupart, ou alors en plein de face, sans gêne, glacials, à m’éplucher, que je les dégoûte. Si ça ne tenait qu’à eux, je serais en cabane sous les vingt-quatre heures.
Un peu crado, c’est vrai. Pas présentable. Puant des pieds. De l’entrejambe. Aussi de la bouche, à cause de la carie qui me ronge tranquillement les gencives. Il est évident que j’aurais besoin d’un tas de soins élémentaires, à commencer par un bain complet. Vu ma dégaine, j’évite de rester planté trop longtemps aux devantures des magasins de comestibles. Une question cependant me turlupine : toutes ces victuailles si joliment parées auront-elles le temps d’être vendues avant que les vers s’y attaquent ? Dans le cas contraire, n’y aurait-il pas moyen de partager les restes ? Idées qui m’accaparent la cervelle une grande partie de la journée. Exception faite pour le soir lorsque je commence à penser qu’il serait bon de me mettre en chasse d’un endroit où passer la nuit. Dans tout cela, j’ai une chance, c’est l’été et nous partons sur la canicule. Mais, pour mille
Weitere Kostenlose Bücher