Septentrion

raisons, il est quand même préférable de coucher à l’abri.
    Au début de ce vagabondage, trouver un lit chaque soir me semblait être l’enfance de l’art. Je connaissais nombre de types ayant de quoi me coucher, me loger au besoin, et qui se feraient un véritable plaisir de me tirer de la panade. C’est du moins ce que je pensais ingénument.
    Donc, le jour où mon taulier me signifia qu’il convenait d’arrêter les frais et d’aller me faire pendre ailleurs, gardant mes deux valises en gage, je digérai la chose avec optimisme.
    Puisque, pour un temps, je n’aurais plus à veiller aux notes de fins de mois, je consacrai le dernier argent qui me restait à un repas plaisant, suivi d’un film dans une salle d’exclusivités. Enchanté de ma soirée, le cerveau bourdonnant d’idées, je pris encore le temps de rêvasser une petite heure à une terrasse avant d’aller sonner chez un copain en lui demandant de m’héberger. Je me rappelle que la nuit était splendide. Tiède et calme. Un filet de brise. On serait resté là des heures, comme au bord de la mer. Le gros de la foule était encore dans les cinémas. L’éclairage vert fané mouillait toute l’avenue en enfilade. Parmi les piétons qui traînassaient devant moi sur le trottoir, quelques poules extraordinairement bien habillées et quelques putains hors de prix qui ne guignaient que la clientèle en bagnole. Bref, une de ces soirées où l’on se dit qu’il serait fameux d’avoir un costume neuf, sa voiture au coin de la rue et un paquet de pépètes dans le portefeuille en vue d’emballer un de ces cons de luxe qui se prélassent en plein air sur les sièges des grands cafés. Un poil d’imagination et on se verrait déjà cinglant pour les voyages au long cours, le con de luxe toujours à vos côtés dans l’ondulation lamée de sa robe du soir.
    C’est à pied et d’un bon pas que je m’acheminai, cette nuit-là, sans la moindre anxiété, vers l’asile présumé. Pourquoi avoir choisi d’atterrir chez le camarade Desmarchy plutôt qu’ailleurs ? Aucune idée.
    Après avoir demandé derrière la porte qui pouvait bien sonner à cette heure avancée, on tire le verrou et Desmarchy lui-même m’ouvre sans beaucoup d’empressement, me semble-t-il, mais j’attribue cette première impression à sa surprise.
    Il est en pyjama. Le pyjama à rayures. Les cinq ou six poils en bataille dans l’échancrure du col. Je le vois tout maigrelet, tout mignard, infime dans cette veste trop large. Les poils surtout sont ridicules. Marque peu d’enthousiasme. Stupéfait de me voir chez lui. Je songe tout à coup qu’il était peut-être bel et bien en train d’enfourcher sa femme à la seconde où j’ai appuyé sur la sonnette. Si maigriot, si flûtif d’apparence dans ce pyjama flottant, que la pensée qu’il puisse lui aussi culbuter une femme comme tout un chacun me met en verve. Pour moi, la tonalité est à la franche bonne humeur. Changer de décor n’a jamais été fait pour me rebuter. Je m’enquiers poliment de sa santé, de celle de sa femme, si les affaires vont comme il veut et est-ce que par hasard je ne les aurais pas interrompus au mauvais moment, cette dernière question avec un clin d’œil complice. Il se force à sourire, me poussant vers une pièce qui doit leur servir de salle à manger. Il me laisse seul, il va revenir ; ne te gêne pas pour moi, vas-y, fais ce que tu as à faire.
    Mon premier regard est pour le divan qui se trouve dans un coin près de la fenêtre. Je me sens comme qui dirait euphorique. C’est l’heure où je me mettrais volontiers quelque chose sous la dent. Pain et fromage, par exemple. Tout est briqué. La grande glace encadrée de macarons. Je m’adresse un sourire plein de bonhomie. C’est dans la glace que je le vois revenir. Il est allé passer un pantalon. Fallait pas te déranger pour moi, vieux, je tombe chez toi à l’improviste, je vais te dire ce qui m’amène, cigarettes, et nous nous retrouvons assis autour de la table.
    Desmarchy, lointain pendant tout ce temps-là. L’œil cave. Ne pense même pas à me proposer un coup à boire. Il se tient sur le bord de sa chaise comme s’il s’attendait à ce que je lève l’ancre d’une minute à l’autre. Fume nerveusement, sans plaisir. Son idée de m’éconduire tambour battant devient tellement visible que je m’ingénie à faire traîner les choses. J’entame la conversation à côté du sujet, sur son travail,