Septentrion
leur apparition dès que je ne serai plus là. Nous buvons ça en silence. Desmarchy au supplice entre sa femme et moi. Quand je me lève pour partir, une espèce d’instinct charitable le pousse à m’expliquer qu’à l’occasion, si ça se présente, en cas d’urgence, ils peuvent toujours me dépanner, comme ça, une nuit en passant. Je la regarde, elle, pour savoir ce qu’elle en pense. Impénétrable. Ça lui ferait mal à cette salope de me laisser seulement espérer qu’on ne me fermerait pas la porte au nez. En descendant l’escalier, je fais des vœux pour que la gangrène gazeuse se mette à lui grignoter les ovaires à petit feu. Jamais vu pareille punaise.
Et à présent ? Que vais-je faire de ma journée et de celles qui viennent ?
Soleil blond dans la rue. Raisonnablement, je devrais me lancer sur les annonces du jour sans perdre un tiers de seconde. M’excite pas. Fait trop beau pour plonger délibérément dans le cauchemar. Demain, il y aura encore des annonces et encore après-demain, et si le monde n’est pas réduit en poussière le soir même de ma mort, il y en aura encore des pleines colonnes le lendemain. On lave les rues à l’eau claire. Quand j’étais gosse, on lâchait des bouts de bois, des bouchons, des bateaux en papier et on les suivait lentement jusqu’à la bouche d’égout. J’essayais de me représenter à quoi pouvait ressembler un égout. Il y eut même une époque où je me figurais que c’était ce qu’on appelait l’enfer. Je ne me trompais pas de beaucoup. C’est l’enfer. À cette différence près que les rigoles ne sont pas les seules à charrier les détritus. Les rues, les avenues, les boulevards roulent, affolés, en se débattant, vers le collecteur central.
Je suis le mouvement. Ils courent, ils vont vite, me bousculent en passant, murmurent une excuse, sans me regarder. Les escaliers au pas de course. Sortent du métro. Plongent dans le métro. Ressortent plus loin. Replongent. Remontent. Redescendent. Et ceux qui ne remontent plus jamais ? Fauchés par la hantise de leur propre vide. On a dû installer une morgue clandestine au fond noir du trou névropolitain. De quoi se nourriraient les rats dans les tunnels déserts s’il n’y avait pas quelque part un amoncellement de viande morte à dépecer ? J’assiste au défilé de millions de fœtus des deux sexes devenus adultes par erreur. Sorte de gestation sans fin, sans cause et sans but, comme s’ils ne devaient jamais, jamais venir à terme. Ce coma accéléré, avec le divin sexe tout-puissant pour boussole. Une agitation colossale et insignifiante. Fourmillement à l’échelle microbienne. Hommes castrés au fer rouge. Étourdis. Assommés par le vent de panique intérieure. Monde fantasmagorique gavé d’opium, en hypnose entre les pages jaunies des grimoires anciens, marqué au flanc de l’estampille divine, cependant, contre toute attente. Monde monolithique de la sempiternelle agonie. Foutoir de térébenthine et de vomissures saignantes.
Qui a élu domicile dans cette vacuité ? Qui ? Dieu. Dieu ou un autre petit avorton de la même espèce. Au sein de la nullité avançons donc d’un pas ferme pour tromper notre expectative. Libre à nous de supposer que sur l’amas des cendres grises déposées au petit jour dans les poubelles débordantes perlera bientôt, symbolique, la lentille tremblotante d’une goutte de foutre blanc. Pollen des mondes à venir, que des vierges nouvelles à plat ventre sur le bord des trottoirs, frottant, usant leurs sexes fous contre la pierre, butineront du bout de la langue, éructant d’amour au milieu des ordures ménagères en attendant que l’Annonce soit officiellement renouvelée par l’ange de service ensommeillé, accroupi dans ses loques, sous la porte cochère d’une façade creuse bâtie en lisière des abîmes, les ailes racornies, mitées, gardien des origines terrifiantes de la nuit. Et si personne ne loge sous la voûte du vide ? La belle affaire ! Nous le trouverons déjà peuplé de nos mythes d’effroi, lieu d’asile de nos idoles, la femelle au pinacle, enfantant des momies à têtes d’enfants roses, les placentas, outres informes, millions de ballons éventrés, mélangés aux immondices de la ville, peaux flasques, en compagnie des restes de nourriture avariée, arêtes de poissons, carcasses vides de crustacés, boîtes de conserve défoncées, chiffons, mégots, ficelles et vieux papiers gras enveloppant les
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