Septentrion
trop loin de l’endroit où je me trouve, les jambes en marmelade ; éliminés les quelques fumiers dont je connais par avance la réponse ; trop heureux de me revoir en pleine capilotade, ne manqueraient pas d’en profiter pour me glisser quelques exhortations à une vie plus réglée. N’auront pas ce plaisir. Sommeil, sommeil, décrocher un lit, non seulement pour la nuit, mais encore pour la quinzaine à venir, car dans l’éventualité même où j’obtiendrais un emploi, on ne me paiera pas au bout de trois jours. Foule qui grossit, les magasins ouvrent, une femme bien sapée, des lèvres rouges larges, lèvres de vin noir, son parfum bouffant, je me retourne, les hanches sanglées dans le tissu mince, le slip en dessous, dire que ça pourrait être tout autrement, une femme comme celle-ci, propre, parfumée, appartement tranquille, bavardant gentiment clic et moi de choses et d’autres, le sentiment de sécurité, l’avenir paisible, quelques fafiots à gauche. Pourquoi justement pas moi ? À quoi ça tient, nomade par nature, velléitaire, enculeur de mouches, déclassé, asocial et la suite. Ma claque. Ça bourdonne. De la pisse leur café, de l’eau chaude, ne me fait aucun effet, les yeux tiraillés, une vapeur épaisse dans le crâne, toutes des putains, les femmes, oui, exactement, toutes des putains, vois leurs culs, magnifiques, femelles félines, bestioles carnivores, la femme, armée de mandibules, de pinces en dents de scie, cerf-volant, scorpion, jamais vu un scorpion de près, au cinéma seulement, ont-ils des pinces, une queue qui se retourne, j’en suis presque sûr, une espèce de dard fourchu, mais ce n’est peut-être pas ça du tout, nous passons dans un monde dont nous ne connaissons qu’une dix millionième partie, tamanoir par exemple, hippopotame, chacal, iguane, même pas une marmotte, comment est-ce fait, il faudrait un vrai miracle pour que j’en voie un de chaque espèce avant de crever. Le monde connu tient dans le creux de la main. Pour le reste, ce ne sont qu’associations d’images et de mots, clichés, vrais ou faux, il en va de même pour les sentiments, vous êtes pris dans l’œuf, au berceau, on vous inculque, aucun rapport avec sa vérité à soi, mais qui ose s’insurger, faire table rase, déclarer à haute et intelligible voix que ce qui a été mis en formules en votre absence ne vous convient pas, émerger de cette tourbe demanderait une force herculéenne, remonter en arrière, seul contre tous, aboutirait à quoi, au cabanon ou le canon du revolver dans la bouche. De nos jours, ce serait simplement le commissariat le plus proche avec un avertissement. Ne croit plus à la folie notre époque, trop empreinte de tragique journalier, dépasse de cent coudées la mesure individuelle, temps des masses, de la peur, ce que dit l’un, ce que dit l’autre, se perd dans la rumeur gonflante.
Mal derrière les genoux, les tendons, les reins aussi fatiguent, une nuit pourtant, qu’est-ce qu’une nuit ? Je me serais cru plus résistant, si j’avais mieux mangé pendant cette semaine je tiendrais le coup. Trouver un lit. Ce soir. Si possible avant. Le métro roule sous mes pieds, n’importe qui peut appeler New Jersey au téléphone, câbler des vœux de bonne année bonne santé aux amis de Mexico, se procurer des spécialités fines de la cuisine chinoise. Mais moi je suis à la poursuite d’un lit sommier matelas, de quoi allonger mes guibolles. Disproportionné. C’est pas tout ça. Pensons-y sérieusement. Qui pourrait me recueillir, les noms m’échappent, je ne vois pas, connais pourtant des tas de types, avec quelques francs, je pourrais téléphoner à Wierne, m’aiguillerait, manque toujours quelques francs, toujours aussi disproportionné que mon histoire de lit, je ne vais quand même pas aller voler de quoi téléphoner, je ne saurais d’ailleurs pas comment m’y prendre, sacrément compliqué de vouloir voler disons dix francs, vingt francs, presque impossible quand on y songe. M’asseoir, souffler un peu, m’éclaircir les idées, ne pas m’endormir sur un banc, les flics qui fouinent, foutu comme me voilà, pas rasé, ma gueule blanche, le col gras de crasse, la cravate en bouchon, vos papiers, résident étranger ordinaire, je parle et j’écris leur langue mieux que la majorité d’entre eux, mais n’empêche, résident, étranger, ordinaire, macar, carte verte, domicile, moyens d’existence, s’expliquer, expliquer quoi ?
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