Shogun
tenter le diable. Sa voix se durcit
tout à coup et déchira le calme serein de cette matinée. « Que
va ! Traduis d’abord ce que je viens de te dire, Spaniard ! Immédiatement ! »
Le prêtre rougit. « Je suis portugais ; je vous
l’ai déjà dit. Répondez à la question.
— Je suis ici pour parler au daimyô, pas pour te
parler. Traduis ce que je viens de te dire, nom de Dieu ! »
Blackthorne vit le saint homme rougir un peu plus et sentit que l’incident
n’était pas passé inaperçu du daimyô. Prudence . Si tu dépasses les bornes, ce salopard de Jaune te mettra plus vite en pièces
qu’une bande de requins. « Dites au seigneur daimyô ! » Blackthorne
s’inclina obséquieusement vers l’estrade ; il sentit une sueur froide
l’envahir à la seule pensée de l’engagement qu’il prenait.
Le père Sebastio savait que l’enseignement qu’il avait reçu
aurait dû le rendre insensible aux insultes du pirate et au
complot que celui-ci tramait pour, de toute évidence, le discréditer aux
yeux du daimyô. Mais, pour la première fois, il se
sentit perdu.
Il entendit le daimyô lui dire : « Prêtre,
traduis ce que le pirate a dit. »
Ô Sainte Vierge Marie Mère de Dieu, aidez-moi à faire votre
volonté. Faites que je sois fort face au daimyô, donnez-moi le don des
langues et aidez-moi à le convertir à la Vraie Foi. Le père Sebastio rassembla
ses esprits et se mit à parler avec plus de confiance.
Blackthorne écouta attentivement en essayant de saisir les
phrases et leur signification. Le prêtre utilisa les mots
« Angleterre » et « Blackthorne » et montra du doigt le
bateau qui était mouillé dans le port.
« Comment êtes-vous arrivés ici ? demanda le père
Sebastio.
— Par le détroit de Magellan. Ça fait cent trente-six
jours que nous l’avons franchi. Dites au daimyô…
— Vous mentez. Le détroit de Magellan est
secret. Vous êtes venus via l’Afrique et l’Inde. Vous finirez bien par dire la vérité . Ils emploient la torture, ici.
— Le détroit était secret. Un Portugais nous a
vendu un carnet. Un de vos compatriotes vous a vendu pour un peu d’argent. Vous
êtes tous des charognes ! Maintenant, tous les bateaux anglais, tous les
bateaux de guerre hollandais, ont l e moyen de pénétrer
dans le Pacifique.
« Une flotte – vingt bateaux de ligne anglais, des
navires de soixante canons – attaque Manille en ce moment même… votre Empire
est fini.
— Vous mentez ! »
Oui, pensa Blackthorne qui savait bien qu’il n’y avait aucun
moyen de prouver ce mensonge, à moins d’aller à Manille.
Le daimyô les interrompit d’un ton sec et impatient.
Le prêtre se mit à parler plus rapidement et dit « Magellan »
« Manille », mais Blackthorne eut l’impression que le daimyô etses lieutenants ne comprenaient pas très bien.
Yabu en avait assez de cet interrogatoire. Il regardait,
dans le port, ce bateau qui l’avait obsédé depuis qu’il avait reçu le message
secret d’Omi ; il se demanda encore une fois si c’était bien ce don du
ciel qu’il attendait.
« As-tu vérifié la cargaison, Omi-san ? avait-il
demandé, dès son arrivée ce matin, couvert de boue et épuisé de fatigue.
— Non, Seigneur. J’ai pensé qu’il valait mieux poser
les scellés et attendre que vous veniez vérifier personnellement. J’espère
avoir correctement agi. Voici les clefs. Je les ai toutes confisquées.
— Bien. » Yabu était venu de Yedo, la capitale de
Toranaga, à plus de cent miles de là, de relais en relais, furtivement et à
très grands risques ; il était vital qu’il revienne tout aussi vite. Le
voyage avait duré deux jours. Les routes étaient mauvaises ; il avait
fallu traverser des rivières, grosses des crues de printemps. Le voyage s’était
déroulé en partie en palanquin, en partie à dos de cheval.
« Je vais tout de suite inspecter le bateau.
— Vous devriez d’abord voir les étrangers, Seigneur,
avait dit Omi en riant. Ils sont incroyables. La plupart d’entre eux ont les
yeux bleus – comme les chats siamois – et les cheveux dorés. Mais la meilleure
de toutes, c’est que ce sont des pirates… »
Omi lui avait parlé du prêtre et de ce qu’il avait dit de
ces corsaires, de ce que le pirate avait raconté, de ce qui était arrivé ;
l’excitation de Yabu avait triplé. Il avait cependant maîtrisé son impatience.
Au lieu de monter tout de suite à bord du bateau, de
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