Shogun
Yabu avait voulu commencer, avait babillé, ri et pleuré. Le prêtre était
là et avait psalmodié ses prières maudites.
Puis on avait attisé le feu. Yabu n’était pas sur la grève,
mais ses ordres étaient précis et avaient été observés à la lettre. Le pirate
s’était mis à hurler et à délirer. Il avait essayé de se
défoncer le crâne sur le rebord du chaudron. Puis étaient venus les prières
ardentes, les pleurs, les évanouissements, les réveils et les cris de panique.
Omi avait tenté d’assister à cette immolation comme il aurait assisté à celle
d’une mouche, mais il n’avait pas pu le supporter et était parti très vite. Il
avait compris qu’il ne tirait aucun plaisir de la torture. Il n’y avait aucune
dignité dans cet acte.
Zukimoto piqua calmement les jambes à moitié cuites avec un bât on pointu comme il l’aurait fait d’un poisson au
court-bouillon, pour savoir s’il est à point. « Il va bientôt revenir à
lui. Il aura tenu drôlement longtemps. Je ne crois pas qu’ils soient faits comme
nous. Très intéressant, neh ? dit Zukimoto.
— Non », dit Omi en le détestant.
Zukimoto fut immédiatement sur ses gardes et retrouva toute son obséquiosité. « Je ne voulais rien insinuer, Omi-san,
dit-il en s’inclinant profondément, rien du tout.
— Bien sûr. Sire Yabu est très content. Vous avez très
bien mené l’affaire. Régler le feu doit demander beaucoup d’habileté. Faire en
sorte qu’il ne soit pas trop fort et qu’il brûle pourtant suffisamment.
— Vous êtes trop aimable, Omi-san.
— Vous l’aviez déjà fait ?
— Pas de cette manière. Mais sire Yabu m’honore de sa confiance. J’essaie simplement de lui plaire.
— Il veut savoir jusqu’à quand l’homme vivra.
— Jusqu’à l’aube. Avec beaucoup de soin. »
Omi contempla le chaudron pensivement.
Il remonta ensuite vers la place. Tous les samouraïs se
levèrent et s’inclinèrent. « Tout est calme, en bas, Omi-san, lu i dit l’un d’entre eux avec un sourire, en agitant un doigt vers
la trappe. Ils ont d’abord parlé. Ils avaient l’air en colère. Il y a eu des coups. Puis deux d’entre eux, peut-être plus, se sont mis à geindre comme des enfants apeurés. Mais le calme
s’est maintenant installé depuis un bon bout de temps. »
Omi tendit l’oreille. Il entendit des bruits d’eau et des
mouvements lointains. Une plainte. « Et
Masijiro ? demanda-t-il, en nommant le samouraï qui, sur ses ordres, avait
été abandonné au fond du trou.
— Nous ne savons rien de lui, Omi-san . Il ne nous a pas appelés. Il est probablement mort.
— Rien à boire ni à manger, demain. Enlevez tous l es cadavres, à midi. Neh ? Je veux qu’on fasse
sortir le chef à ce moment-là. Seul.
— Oui, Omi-san . »
Omi retourna près du feu et attendit que le barbare ouvrît
les yeux. Il regagna alors son jardin et rapporta à Yabu ce que Zukimoto avait
dit. La souffrance chantait à nouveau sa plainte dans le vent.
— Tu as regardé le barbare dans les yeux ?
— Oui, Yabu-sama. »
Omi était agenouillé derrière le daimyô, à dix pas de
lui Yabu était resté immobile.
« Et qu’y as-tu lu ?
— La folie. L’essence même de la
folie. Je n’avais jamais vu des yeux pareils. Et une peur sans limites. »
Trois pétales tombèrent, doucement.
« Compose un poème sur lui. »
Omi fit travailler son cerveau. Il aurait aimé trouver
quelque chose de plus précis, mais il dit :
Ses yeux
Étaient bien la borne limite
De l’enfer
Toute souffrance
Distincte.
Des hurlements plus diffus s’élevèrent dans les airs.
La distance semblait rendre la blessure plus cruelle. Au bout d’un moment, Yabu
répondit :
Si tu laisses
Le froid de ces yeux t’atteindre
Au plus profond de toi,
Tu ne fais plus qu’un avec eux,
Indistinct.
Omi se répéta longtemps ces mots dans la beauté de la
nuit.
5
Les cris avaient cessé aux premières lueurs de l’aube. Le
bûcher avait été dressé. La députation, composée par cinq hommes du village,
était déjà sur place.
C’était un endroit agréable, où la vue était superbe et les
brises marines très fraîches, en été. Le sanctuaire shinto se trouvait à
proximité. Un minuscule toit de chaume recouvrait un piédestal érigé pour le kami, l’esprit, qui vivait là ou pouvait vivre là si l’envie lui prenait. Un if noueux , poussé bien avant que le village n’existe,
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