Shogun
en savait plus sur ce pays et ses coutumes que bien des hommes,
en Asie. Il était, aujourd’hui, le médiateur portugais le plus influent auprès
du Conseil des régents, auprès d’Ishido et de Toranaga en particulier. Pourquoi
tu penses constamment aux prêtres ? se demanda Rodrigues à voix haute. Tu
sais que ça te rend nerveux. Oui, même ainsi pourquoi le père Alvito ? Si
le paquet contient bien les carnets, est-ce qu’il est destiné à l’un des daimyôs chrétiens, à Ishido, à Toranaga ou simplement à Son Éminence, le père général lui-même ? Ou à mon commandant ? Est-ce que
les carnets vont être envoyés à Rome, pour les Espagnols ? Pourquoi le
père Alvito ? Le père Sebastio aurait pu me dire tout bonnement de le
donner à n’importe quel autre jésuite.
Et pourquoi Toranaga désire voir l’Ingeles ?
Je sais, au plus profond de moi-même, que je ferais mieux de
tuer Blackthorne. Il est l’ennemi. C’est un hérétique. Mais il y a autre chose.
J’ai le sentiment que cet Ingeles est un danger pour nous. Pourquoi j’ai ce
sentiment ? Il est pilote. Un grand pilote. Fort.
Intelligent. Un homme de bien. Rien dans tout ça qui m’oblige à me faire de la
bile. Pourquoi j’ai peur ? C’est le diable ? Je l’aime bien. Je crois
pourtant qu’il faudrait que je le tue rapidement. Le plus
vite serait le mieux. Je ferais pas par colère, mais simplement par sécurité.
Pourquoi ?
J’ai peur de lui.
Que faire ? S’en remettre à Dieu ? La tempête
arrive et elle sera grosse.
« Que Dieu me damne, moi et mes hésitations !
Pourquoi je suis pas foutu de prendre une décision ? »
La tempête éclata avant le coucher du soleil et les surprit
en pleine mer. La baie vers laquelle ils faisaient cap était un abri sûr, mais
était très éloignée encore au moment où ils avaient scruté l’horizon. Il n’y avait
pas de bancs de sable, pas de récifs, mais dix miles c’étaient dix miles et la
mer gonflait rapidement. Le vent venait du nord-est, par tribord, et tourna au
gré des rafales qui soufflaient indifféremment de l’est ou du nord. La mer
était glauque. Ils faisaient route nord-ouest. Ils étaient parallèles à la lame
et tanguaient méchamment. La galère était basse et peu profonde, construite
pour la vitesse et les eaux calmes. Bien que les rameurs fussent disciplinés et
habiles, il leur était difficile de maintenir les avirons à flot et de garder
la cadence.
« Il va falloir border les avirons et venir vent
arrière, cria Blackthorne.
— Peut-être, mais pas encore ! Où sont passées tes
couilles, Ingeles ?
— Elles sont toujours où elles doivent être et où je
veux qu’elles soient, bon Dieu ! »
Les deux hommes savaient que, s’ils venaient au vent, ils ne
pourraient jamais se frayer un chemin dans la tempête. Le vent et la houle les
rejetteraient en pleine mer. Au sud, c’était l’abîme. Il n’y avait pas trace de
terre, sur plus de mille miles, et peut-être sur plus de mille lieues.
Ils portaient des sauvegardes, heureux de les avoir dans ce
tangage et ce roulis. Ils se tenaient contre les plats-bords.
Pour l’instant, il n’y avait pas d’eau à bord. La galère
était lourdement chargée. Plus lourde et plus basse sur l’eau qu’ils ne
l’auraient souhaité. Rodrigues avait tout réglé pendant les heures d’attente,
avait tout fait fermer et avait averti ses hommes.
Hiro-matsu et Yabu avaient dit qu’ils resteraient en b as
pendant un moment puis qu’ils viendraient sur le pont. Rodrigues avait haussé
les épaules et leur avait clairement expliqué que ce serait dangereux. Il était
sûr qu’ils n’avaient pas compris.
« Que vont-ils faire ? avait demandé Blackthorne.
— Qui sait, Ingeles ? Tu peux au moins être sûr
d’une chose, c’est qu’ils vont pas pleurer de peur. »
Les rameurs travaillaient dur sur le pont principal. Il y av ait normalement deux hommes par aviron, mais Rodrigues avait
ordonné qu’il y en ait trois pour plus de sécurité, de rapidité et
d e force. D’autres rameurs attendaient dans l’entrepont que l’ordre leur
soit donné de prendre le relais. Sur le gaillard d’avant, le maître de nage,
homme d’expérience, battait lentement la cadence, au rythme des vagues. La
monère se frayait un passage malgré un tangage de plus en plus prononcé, mais
elle était de plus en plus lente à réagir. Puis les lames devinrent furieuses
et le maître de nage perdit la
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