Si je meurs au combat
s’incrustait dans notre peau. Un après-midi de la mi-mai, on a mis en place un périmètre de défense en haut d’une grande colline aux pentes raides où l’on se sentait en sécurité. On s’est reposés, on a pris un ravitaillement de bouffe chaude, de courrier, de Coca et de bières. En bas, les fermiers bossaient dans leurs rizières. Un lieutenant – celui qui avait hérité du surnom de Mark le Cinglé – était perché sur un rocher. Il a mis ses jumelles sur le nez, a commencé à regarder dans le viseur qu’il avait posé sur son nouveau fusil M-14, et là, il a tiré sur l’un des fermiers. Le type est tombé. Mark le Cinglé était dingue de joie : en plein dans le mille, à trois cents mètres. Quand le lieutenant est descendu avec un groupe pour voir ça de plus près, il m’a renvoyé un message radio :
— Touché à la jambe. Il transporte du riz et des papiers dans une petite musette. Appelle le quartier général le plus vite possible. Dis-leur qu’on a eu un Charlie Victor, homme, assez vieux pour être incorporé. Bidouillait avec des armes légères et essayait de s’échapper. De ton côté, ça donne quoi ?
J’ai avalé de la salive et j’ai demandé :
— C’est bonnard. Rien d’autre ?
Il a fait une pause.
— Ben, dis-leur que le Niakoué a une jambe cassée. Feraient bien d’envoyer un hélico. Vous avez intérêt à nous garder de la bouffe.
En redescendant de la colline, le jour d’après, un gosse qui s’appelait Slocum a mis le pied sur une mine et s’est fait déchiqueter la jambe.
— Champion 48, ici Écho 40. Appel urgent. Grille 788934. Urgent. Je répète…
Et encore, une fois, cette nuit-là. Armes légères et grenades, deux hommes blessés. Un autre type, ce coup-là, il a eu du bol, s’est déboîté l’épaule en sautant pour se mettre à l’abri.
Le jour d’après, les officiers ont décidé de nous envoyer au bord de la mer. Sur la route, on s’est fait tirer dessus par des snipers. Mon sac à dos s’est cassé, les élastiques qui tenaient l’antenne radio ont lâché et l’antenne de deux mètres de long s’est mise à traîner par terre. Mark le Cinglé m’a dit de me réveiller un peu et de refoutre de l’ordre dans tout ce bordel. Mais je commençais sérieusement à m’en taper. On marchait comme des bêtes, les gourdes se vidaient, plus rien ne nous arrêtait. On a fini par arriver dans le sable, les pins, une gigantesque plage de sable blanc, de l’eau toute bleue, parfaite – la mer de Chine du Sud, à l’est de My Lai –, et si on avait eu un radeau et un peu de courage, cette mer aurait dû nous porter sur un bon millier de bornes, peut-être plus, et nous ramener chez nous.
Au lieu de ça, ils ont installé une équipe de sécurité dans les pins, et nous, on est allés nager. On hurlait de joie, on souriait, avec les armes et les munitions dans le sable, on n’en avait plus rien à foutre. On se jetait dans l’eau. On s’amusait comme des gosses, on se mouillait la tête, on foutait des coups de poing dans la flotte, on la faisait claquer, on la faisait éclater, comme si on pétait une vitre d’un coup de poing.
Le courrier est arrivé. Ma petite copine voyageait en Europe – avec son petit copain. Ma mère et mon père se faisaient du souci pour moi, ils priaient ; ma sœur allait à l’école, mon frère faisait du basket. Les Viêt-congs n’étaient pas loin. Ils ont tiré pendant dix secondes ; j’ai sorti la radio, appelé les hélicos, fait de la fumée. Les toubibs ont transporté trois types dans les hélicoptères et on a pris la direction d’un autre bled.
XIV
MARCHE D’UN PAS LÉGER
Ce qu’on redoutait le plus, c’était la Bouncing Betty, l’une des mines les plus courantes. La Bouncing Betty surgit de son petit nid enfoncé dans la terre, et quand elle arrive au plus haut, elle explose – efficace et mortel. Quand le type a du bol et que la mine est la depuis pas mal de temps, qu’elle a été exposée à la pluie, il pourra peut-être voir ses trois dents sortir de l’argile. Les dents servent de détonateur. S’il marche dessus, le soldat malchanceux entendra une explosion sourde – il s’agit de la charge initiale qui envoie la mine à un mètre dans les airs. Le type fait encore un pas, commence celui d’après, et puis il a tout l’arrière en sang et ça y est, il est mort. On appelle ça « le bon vieux pas et demi ».
Un truc encore plus
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