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Si je meurs au combat

Si je meurs au combat

Titel: Si je meurs au combat Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Tim OBrien
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dangereux que la Bouncing Betty, ce sont les pièges faits avec des mortiers et des salves d’artillerie. Ils pendent aux arbres. Ils sont enfouis dans le sable. Ils attendent patiemment dans le sol en terre battue des paillotes. C’était notre cauchemar. Chip, mon pote noir qui venait d’Orlando, s’est foutu dans une haie et a déclenché le contact d’une salve d’artillerie, calibre 105. Quand il est mort, on ne pouvait plus dire s’il était blanc ou noir. On l’a mis dans un sac, on a battu en retraite, et un hélicoptère est venu le chercher, mon pote. Et puis il y avait Shorty, un type volatile qui était tellement convaincu qu’il allait sauter sur une mine qu’il a déserté pendant un mois entier. En juillet, il a refait surface, et il avait beau déconner, il n’était toujours pas sûr de son coup. Un jour, quand il faisait extrêmement chaud, il s’est assis sur une mine, un calibre 155.
    On a reçu l’ordre de traverser des coins comme Pinkville – l’argot militaire, pour Song My, village apparenté à My Lai –, la péninsule de Batangan ou les Champs Athlétiques, dont le nom provenait judicieusement de ses grandes étendues plates et des rizières environnantes, et quand tu te balades dans ce genre de coin, autant dire que t’as le temps de réfléchir. Tu hallucines. Tu regardes à quelques mètres de toi et tu te demandes à quoi tes jambes vont ressembler s’il y a un truc en plus du silicate et de l’azote dans le sol. Est-ce que la douleur va être insupportable ? Est-ce que tu vas hurler ou tomber sans pousser le moindre cri ? Est-ce que tu auras peur de regarder ton propre corps, peur de voir ta propre peau rouge et tes propres os blancs ? Tu te demandes si le toubib a bien pensé à prendre sa morphine. Tu te demandes si tes potes vont chialer un coup.
    Pas facile de lutter contre ce genre d’angoisses, ces puissances trompeuses, mais tu fais ce que tu peux. Tu décides de faire gaffe : l’approche pragmatique, réaliste. T’essaies d’imaginer là où la mine peut bien être planquée. Est-ce que tu devrais poser le pied sur ce rocher tout plat ou sur la touffe d’herbe qui se trouve juste derrière ? la digue de rizière ou la flotte ? Si seulement t’étais Tarzan, capable de passer d’une liane à l’autre ! T’essaies de mettre les pieds sur les traces de pas du gars qui se trouve devant toi. Tu lâches l’affaire quand il t’insulte parce que tu lui colles trop au cul ; mieux vaut un homme mort que deux.
    Cette obligation de décider à chaque instant, à chaque pas, t’occupe l’esprit. Et elle a souvent pour effet de te paralyser. T’as du mal à te lever, après la pause. Tu marches comme un bonhomme en bois, comme un petit soldat sorti tout droit de Babes in Toyland de Victor Herbert. Contrairement à l’entraînement parental et militaire, tu marches les yeux rivés par terre, courbé, et tu trembles, les épaules tombantes. Si tu ne fais pas une crise de catatonie, il est possible que tu réagisses comme Philip, le jour où on lui a donné l’ordre d’engueuler un de ses potes qui s’était fait dégommer par une mine antipersonnelle. Après ça, pendant que la nuit tombait, Philip balançait sa pelle à tranchée dans tous les sens, comme un dingue, et vas-y qu’il transpirait, chialait, hurlait. Il a creusé un trou d’un mètre cinquante de profondeur dans l’argile. Il s’est assis là-dedans et il a sangloté. Tout le monde – tous ses potes et tous les officiers – restait complètement silencieux, personne ne soufflait mot. Personne n’est venu le réconforter avant qu’il fasse nuit noire. Et alors, pour faire cesser le bruit, l’un après l’autre, on est allé le voir, on lui a tous dit qu’on comprenait et que demain, tout ça serait fini. Le capitaine a dit à Philip qu’il allait l’envoyer à l’arrière, qu’il allait lui trouver un boulot de chauffeur ou de peintre en bâtiment.
    Ça n’arrivait pas souvent, mais de temps en temps, on parlait des mines avec le plus grand sérieux. Un soldat de dix-neuf ans, qui était sur le terrain depuis huit mois, a dit :
    — Ce qui te rend dingue, c’est pas seulement la peur de la mort. Ce qui te bouffe vraiment, c’est ce mélange absurde de certitude et d’incertitude : la certitude que tu marches sur un champ de mines, que tu passes devant jour après jour ; l’incertitude de chacun de tes mouvements, de la manière de bouger, de l’endroit

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