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S'il est minuit dans le siècle

S'il est minuit dans le siècle

Titel: S'il est minuit dans le siècle Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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regret de l’espace et des pierres noires et des enfants de ses
enfants. On raconte quelquefois sa vie, avec bien d’autres détails, aux
veillées d’hiver ; ces récits mettent en verve Tikhon, l’invalide, qui fit
sous Blücher toute la campagne de l’Oural, en 18 ; et il raconte à son
tour, des batailles, ses captivités, comment il fut fusillé au bord de la
Biélaya, la Blanche. L’officier dit aux prisonniers alignés : « Les
juifs et les commissaires, trois pas en avant. » Il en sortit trois. Tikhon
sortit avec eux, – à côté d’eux, – un jeune gars blond en guenilles. « T’es
ni juif ni commissaire, fils de chienne ! T’as donc envie d’une balle, eh,
morveux ! » qu’on lui criait. « Je suis pour la Commune, Votre
Honneur », dit Tikhon qui ne savait au juste ce que c’était et dont les
entrailles hurlaient de peur. La peur le sauva en le renversant dans le ravin
un centième de seconde avant que les balles ne le touchassent. C’est lui qui
vend maintenant des cigarettes – quand il y en a – dans l’échoppe de l’Union
régionale des coopés, Ray-Koop-Soyouz, sur
la place du marché. On trouve encore dans la population des noms significatifs :
il y a un Serafime Serefimovitch, une Nadiéjda Serafimovna, vendeuse de
concombres salés, une Lioubov Sérafimovna, membre du parti et le secrétaire du
soviet s’appelle Avvakoum Nestorovitch.
    Entre Séraphime et Tikhon deux siècles vides d’histoire ont
passé sur Tchernoé, « bourg noir », les « eaux noires ». Les
Zyrianes ont assiégé la ville au début du XVIII e siècle ; ils
tiraient la flèche en roseau portant une arête de poisson. (Mais ce n’étaient
peut-être pas des Zyrianes.) La ville a brûlé tous les trente ans à peu près, si
bien que les générations s’y sont succédé d’incendies en incendies et que
toutes les améliorations s’y rattachent à de grandes calamités. La révolution s’y
fit toute seule : le commissaire de police s’étant sauvé, un déporté
politique réunit le médecin, l’agronome, le vétérinaire, des instituteurs, des
ouvriers poissonniers, un voiturier, un postier et leur exposa que désormais
ils formaient le Comité provisoire d’auto-administration de la ville et du
district. L’agronome Babouline, un homme épais, au front bas, dit :
« Je comprends. Res-publica, la chose
publique. C’est épatant. Qu’est-ce qu’on va faire ? » Le postier
proposa de rédiger un message au gouvernement provisoire du prince Lvof, le
médecin d’ordonner la vaccination des écoliers…
    La grande tourmente, préparée par les siècles, commençait
avec une simplicité totale. Où sont les personnages de ces jours révolus et qui
s’en souvient ? Chaque fonte des neiges renouvelle la terre. Le déporté
politique, un socialiste-révolutionnaire, paraît-il, à moins qu’il n’ait été un
populiste, un maximaliste ou autre chose, s’appelait Lébedkine. On l’avait
connu longtemps, vêtu l’hiver d’une pelisse noire, l’été de blouses blanches
ceinturées d’un cordon de soie ; la barbiche filamenteuse et le ton
mi-plaisant mi-professoral. Il relisait depuis sa jeunesse les mêmes livres, Buckle,
Lavrov, Michaïlovski ; et sans doute repensait-il sans cesse les mêmes
idées. Il ne s’étonna pas, un matin de sa douzième année de déportation, de
tout à coup comprendre en déroulant une bobine de télégrammes apportée par son
ami le postier, que tout était accompli.
    – Eh bien, dit-il, en affermissant ses lorgnons sur son
nez, nous avons vaincu.
    Et il ajouta d’un air songeur :
    – Maintenant, petite-mère Russie va s’en payer du
plaisir…
    Il reçut, à quelques soirs de là, une singulière visite. On
frappa doucement aux volets, au moment où, allongé sur son divan, il allait souffler
la lampe ; Lébedkine, enveloppé d’une antique robe de chambre, ouvrit la
fenêtre, repoussa un volet et aperçut dans l’ombre un visage heurté, encadré
des longs couvre-oreilles tombant d’un bonnet de fourrure. Un nez très large, des
yeux obliques et petits.
    – C’est vous le maire, maintenant, dit l’homme à voix
basse, faut donc que j’vous parle, Ivan Vassilitch…
    Lébedkine s’accouda, car la nuit de mai était presque tiède ;
les constellations régnaient sur un silence d’une douceur vertigineuse.
    – Je vous écoute, camarade…
    – Je ne suis rien, dit l’homme. Je ne suis personne. Mais
je comprends

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