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S'il est minuit dans le siècle

S'il est minuit dans le siècle

Titel: S'il est minuit dans le siècle Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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l’instant d’auparavant, s’estompent,
s’obscurcissent, – où sont-ils ? Ah, ce sont des problèmes… Rodion n’est
bon à rien, il n’est que défaillance, doute de lui-même et de tout. Un débat s’engage
entre Elkine et Ryjik sur le front uni en Allemagne. Thaelman, annonçant la
prise du pouvoir, repousse tout compromis avec les chefs social-démocrates, social-chauvins,
social-patriotes, social-traîtres, social-fascistes qui nous ont assassiné Rosa
Luxembourg et Liebknecht : le front uni, nous le ferons avec les ouvriers
social-démocrates révoltés par les turpitudes de leurs chefs. Nous vaincrons. Nous
ferons du plébiscite nazi contre le gouvernement social-fasciste de Herr Otto
Braun, un plébiscite rouge ! Les voix des nazis seront submergées par
celles du prolétariat. Ryjik dit :
    – J’ai lu, ça pue la défaite. Les gens de l’appareil
sont tellement aveulis qu’ils croient peut-être le tiers du quart de ce qu’ils
disent. Tu verras qu’on leur fera dire demain exactement le contraire, quand il
sera trop tard. Tu verras qu’ils préconiseront des gouvernements populaires, des
fronts élargis, du faîte à la base, avec Scheidemann, avec Noske, s’il veut
bien, avec les pires canailles qui ont naufragé la république allemande, tu
verras : mais quand Hitler les enfermera les uns et les autres dans les
mêmes camps de concentration…
    Ryjik hésite à conclure. Tendre la main à Severing, pourtant !
à Grzezinski, le fusilleur de l’Alexanderplatz ! N’irions-nous pas à un
jeu de dupes où nous perdrions tout ? Être battus sans acoquinement, sans
déshonneur, ne serait-ce pas préférable ?
    – Dis donc, crois-tu que la III e Internationale d’aujourd’hui a les mains pures de sang ouvrier ? Entre
nous, mon ami, je pense qu’un Neuman, rentré de Canton où il a mené au massacre
quelques milliers de coolies, un Manouilski, délégué du Comité central qui a
fusillé Iakov Blumkine et nous extermine en douce, un Kolarov ou Dimitrov, responsables
des boucheries de Sofia, peuvent très bien serrer la main à Noske et à des
Polizeipraesidents accoutumés à faire matraquer les chômeurs. Tu vas me dire
que la classe ouvrière n’a pas grand-chose à gagner à leurs shake-hands – mais
tu te trompes peut-être. Puisqu’elle a malgré tout, foi en eux, la classe
ouvrière ! Puisqu’elle ne peut pas, ne sait pas se passer d’eux !
    Elkine dit encore :
    – Les thèses du Vieux sont justes, – pas d’autre chance
de salut que l’unité de front, avec la social-démocratie, avec les syndicats
réformistes. Il est fou de prétendre arracher les masses aux chefs quand l’esprit
prolétarien s’est stabilisé dans de vieux partis. Et quand, soi-même, on vaut à
peine mieux que ceux que l’on dénonce !… Il y a encore des crétins qui
disent qu’il faut laisser Hitler prendre le pouvoir, car il s’usera vite, fera
banqueroute, mécontentera tout le monde, nous ouvrira les voies… Le Vieux a
raison sur un autre point : c’est avant la prise du pouvoir qu’il faut se
battre à mort. Après, il sera trop tard. Le pouvoir pris, Hitler le gardera, nous
connaissons la manière. Et nous serons fichus pour longtemps : par
contrecoup, la réaction bureaucratique se stabiliserait en U.R.S.S. pour dix
ans peut-être… Il y a de singulières correspondances entre ces dictatures. Staline
a fait la puissance d’Hitler en éloignant les classes moyennes du communisme
par le cauchemar de la collectivisation forcée, de la famine, de la terreur
contre les techniciens. Hitler, en faisant désespérer l’Europe du socialisme, ferait
la puissance de Staline… Ces fossoyeurs sont faits pour s’entendre. Des frères
ennemis. L’un enterre en Allemagne une démocratie avortée, fille d’une
révolution avortée ; l’autre enterre en Russie une révolution victorieuse,
née d’un prolétariat trop faible et livrée à elle-même par le reste du monde ;
tous les deux mènent ceux qu’ils servent – bourgeoisie en Allemagne, bureaucratie
chez nous, – au cataclysme…
    – Oui, dit allègrement Rodion, éclairé par la joie de
comprendre.
    Varvara propose de rédiger des thèses ; de discuter des
perspectives…
    – Oui, acquiesce encore Rodion, on ne peut pas vivre
sans perspectives.
    Pourquoi Elkine éclate-t-il de rire ? Rodion se trouble.
Avélii, levé, jette des pierres dans la Tchernaya ; elles décrivent en l’air
sur un fond pâlissant

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