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S'il est minuit dans le siècle

S'il est minuit dans le siècle

Titel: S'il est minuit dans le siècle Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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copains lui
répondent : « Vous y avez renoncé aujourd’hui parce que vous avez
peur de notre mort. On ne croit pas un mot de votre bouche, il y a longtemps qu’on
est fixé. Quelles garanties nous donnerez-vous pour l’avenir ? » C’était
un beau salaud décoré de trois ordres du drapeau rouge, gagné dans les bureaux
des camps de concentration. Il prend son air digne et : « La
dictature du prolétariat garde les mains libres. » C’est vrai, fait Gricha,
qui nageait dans une douce exaspération, et la preuve la voici ! » Il
lui envoie un soufflet, mais trébuche (on n’est plus bon à distribuer des
gifles le neuvième jour d’une grève de la faim), le manque heureusement, car ça
pouvait nous valoir un nouveau conflit… Les malades allaient mal, quatre
chambrées déclarèrent la cessation immédiate de la grève. L’extrême gauche fit
paraître un bulletin de protestation pour rattacher cette « capitulation
honteuse » à des « hésitations centristes… » La gauche décida de
former une commission d’organisation chargée de préparer un mouvement général à
continuer à tout prix jusqu’au bout. La stratégie des grèves fait ressortir la
nécessité d’une action simultanée dans toutes les prisons, mais il faudra au
moins un an pour la mettre au point, si l’on y réussit. Un jeune mécanicien de
Tver, ex-opposition ouvrière, rallié au trotskysme puis passé au groupe de la
centralisation démocratique, – je ne sais plus son nom – refusa de reconnaître
la décision prise, continua seul la grève pendant plusieurs jours, puis tenta
de s’ouvrir les veines du poignet… Ce qu’il est devenu ? Je n’en sais rien… »
    En somme, c’est toujours la même chose, depuis des années :
il n’y a que les dates et les noms qui changent ? Te souviens-tu, Ryjik, de
la centrale de Tobolsk ? Te souviens-tu, Elkine, de la prison d’Oufa ?
    – C’était des temps bénis. J’avait promis au
gardien-chef de le faire nommer directeur des sanatoria de Crimée : il
passait mon courrier et m’apportait l’eau-de-vie. En voilà un que l’Histoire a
roulé…
    Une rougeur est montée au visage de Varvara pendant qu’elle
parle. Elle jette sur la roche son bonnet de fourrure, dégrafe son épaisse
vareuse, presque jeune maintenant, le cou mince, une tête étroite de pâtre
mongol aux courts cheveux lisses. Ryjik la regarde de profil. Femme. Sévère. Fermée.
Usée. Tentante. S’en aller ensemble, ensemble… Et puis il hausse
imperceptiblement les épaules : n’être pas coffré avant la fin de l’année,
ce serait bien étonnant. Elle parle avec assurance, sans prolixité, en
ex-étudiante de l’Université communiste Sverdlov, ex-secrétaire de cellule d’usine
à la manufacture textile Trekhgorka, ex-chargée de cours d’éducation politique
dans les postes de tracteurs du Caucase septentrional, ex-instructrice-organisatrice
des collectivités agricoles du rayon de Novotcherkassk, ex-rédactrice à la voix léniniste de la fédération ouvrière du
secteur léniniste d’une prison centrale…
    On l’écoute en suivant chacun sa propre pensée. Les eaux de
la Tchernaya s’écoulent sans fin, sans bruit, pures et glaciales, descendant
ainsi des hauteurs boisées de l’Oural depuis que le continent a pris cette
configuration-là. Avélii regarde, au-dessus des bouleaux, flotter très
lentement dans le bleu de rares flocons de nuages. Avélii leur sourit. Il y a
ces nuages, ce ciel et lui ; et rien ne s’interpose entre l’univers et lui,
pas même les prisons. Aussi visibles que ces nuages, la vérité, le devoir
prolétarien. Rodion, du bout de sa botte, taquine la pierre, ne voyant qu’elle,
car la réalité tout entière a pour lui cette grise dureté. Ou il lève les yeux
sur Varvara pour mieux saisir sa parole. Pourquoi tant discuter ? La
contre-révolution triomphe. Le temps est venu de former un nouveau parti ;
pour une nouvelle lutte qui sera longue, étouffante, sanglante, – où nous
périrons tous, – Rodion voit si clair que son visage en est crispé. Nous
devrions nous évader, fabriquer de faux-passeports, créer des imprimeries
clandestines, – recommencer… Rodion dont la pensée fait mouvoir silencieusement
les lèvres n’ose pas se lever pour dire les paroles décisives qu’il devrait
crier… Une comète dans la nuit surgit, monte au zénith, disparaît : ainsi
la certitude en lui. Les contours de l’idée, nets

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