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S'il est minuit dans le siècle

S'il est minuit dans le siècle

Titel: S'il est minuit dans le siècle Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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hasard.
    – Écoute ! dit-il.
    Mais peu importe maintenant le rythme de cette parole d’autrefois,
l’ardeur précise de cette pensée liée aux événements pour les forcer, sans
cesse invoquant l’histoire pour l’accomplir. Le vieux texte vit parce qu’il
exprime une fidélité, une nécessité. Il faut que quelqu’un ne trahisse pas. Beaucoup
peuvent faiblir, se dédire, manquer à eux-mêmes, trahir, rien n’est perdu si
quelqu’un reste debout. Tout est sauvé si c’est le plus grand. Celui-ci n’a
jamais cédé, ne cédera jamais ni à l’intrigue ni à la peur, ni à l’admiration
ni à l’insulte, ni même à la fatigue. Rien ne le séparera de la révolution
triomphante ou vaincue, couvrant les foules de chants et de drapeaux rouges, entassant
ses morts dans des fosses communes, au son des hymnes funèbres, ou réfugiée au
cœur de quelques hommes dans des prisons couvertes de neige. Et qu’il se trompe
ensuite, qu’il soit intraitable et impérieux, cela ne compte guère. L’essentiel
est d’être sûr.
    La chaîne des doubles portes résonna dans le vestibule
noir.
    – Ce n’est rien, fit Elkine en approchant son visage de
celui de Ryjik – et Ryjik lui vit des prunelles élargies par la joie –, c’est
Galia, un être pur comme la steppe, comme tes fleurs du Nord, comme… Ah !
    Il secoua la tête.
    – Oui, oui, faisait Ryjik, bridant les yeux.
    Galia s’arrêta, indécise, dans la pénombre, près de la porte,
haute et mince, coiffée d’un bandeau rouge dont le bout pendait sur l’une de
ses joues, contre une mèche de cheveux, ainsi qu’un sombre coquelicot.
    – Bonsoir, fit-elle lentement, avec une hésitation
avenante.
    Ryjik, ne fit que l’entrevoir, les rides de son visage se
pétrifièrent, il fixa son regard sur le livre ouvert dans l’indigente lumière, le
livre où les puissantes paroles de 1918 martelaient le pas des combattants :
« Camarades soldats rouges, commandants et commissaires ! Aux heures
du plus grand danger, à la veille de la victoire décisive, le parti… » Écarte-toi,
jeune femme. Le feu du souvenir et de l’alcool montait dans sa poitrine. VI e division, VII e division, XIII e armée, Turkestan. Ça
valait la peine de vivre. Elkine, les deux mains sur les épaules de Galia, la
repoussait doucement vers le vestibule puis à travers l’obscurité, vers l’entrée.
Elle percevait l’eau-de-vie dans son souffle, une légère ivresse dans le poids
des mains qui la tenaient avec une tendre force. Il la devinait souriant à demi,
contrariée qu’il ait bu. Dans l’encadrement de la porte basse, quand elle fut d’une
marche au-dessous de lui, le visage éclairé par la lueur diffuse d’un ciel sans
lune, il se pencha sur elle et lui prit chaudement les tempes entre les mains.
    – Va te coucher, Galia, petite Galia, Galinotchka, chère,
chérie… J’ai des visites ce soir, plusieurs visiteuses étonnantes, – invisibles,
– venues de si loin que je ne peux pas te dire ça…
    – Quelles visiteuses ? interrogea Galia, dans un
souffle, touchée au cœur par une inquiétude.
    – Oh, ne crains rien, répondit-il, ce sont des Idées…
    Ils s’embrassèrent très vite : Galia sentit que les
lèvres de l’homme était sèches et brûlantes ; la bouche de la femme lui
laissa, à lui, une sensation de pâleur et de fraîcheur. Avant de franchir le
portillon de l’enclos, à quatre pas, Galia se retourna, la main levée et la
forme de cette main fut dans la nuit d’une adorable blancheur :
    – Salut à tes Idées !
    Souriait-elle ? Il eût fallu la rappeler, la retenir, la
garder, la garder ! Qu’est-ce qui l’en empêchait, quel poids dans les
jambes et les entrailles ? Elkine en éprouva un déchirement. « Toute
la terre est seule. Je suis ivre. » À grands pas lourds qui firent crier
les planches, il rentra dans sa chambre. Ryjik n’avait pas bougé ; debout
devant le livre ouvert, la face éclairée par en dessous, une face décolorée d’homme
qui mourrait bientôt. La bouteille était vide, – choléra !
    – Lis encore, demanda Elkine.
    … Galia, sa joie perdue sitôt qu’elle eut franchi le
portillon de l’enclos, fit le tour de la maison. Elle marchait vite, d’un pas
sûr, à travers les ténèbres, ayant dans les membres une connaissance parfaite
des moindres aspérités du sol. Ainsi tout entière liée à cette terre, ces rocs,
ces eaux, ces ciels, portée par eux, par eux délivrée de

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