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S'il est minuit dans le siècle

S'il est minuit dans le siècle

Titel: S'il est minuit dans le siècle Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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tout et jusque d’elle-même,
marchant comme elle agissait, prompte et droite, sans avoir besoin de penser
avec des mots. Il fallait, il fallait impérieusement à cet instant qu’elle le
revît, Dimitri. La route s’élevait un peu, presque en face de sa fenêtre, Galia
s’arrêta là, attentive, invisible. La fenêtre d’Elkine, faiblement éclairée, vivait
seule dans le noir épais des maisons et des cours. La petite lampe y mettait
une lueur jaunâtre, plus triste encore qu’irréelle. Galia se reprocha de n’en
avoir pas nettoyé le verre : ce fut une pensée nette, bienfaisante. Ryjik
lisait quelque chose à haute voix, debout, au-dessus de la lampe et le livre
devait être posé sur la table. Ryjik : un grand front nu hérissé de mèches
blanches, une drôle de tête puissante et blafarde dont les sourcils gris
cachaient les yeux, où ne remuaient que les lèvres. Galia songea à des
incantations, elle en eut une peur vague. On croit conjurer le malheur et on l’appelle.
Qu’on l’appelle ou le conjure, le malheur est là. Ce devait être pourtant une
incantation mâle, car Ryjik gonflait le torse, les bras au corps et lui parut
grandi, étrangement autoritaire. Autour de lui se déplaçaient comme des ailes
noires, de grandes ombres. Elkine marchait de long en large et parfois tournait
autour du liseur, les mains dans les poches, dressant ou levant le Iront ;
et il avait les épaules anguleuses des hommes qui s’apprêtent à se battre. Galia
leva sottement la main, esquissant sur ces deux hommes le signe de la croix, mais
se souvint à temps qu’elle ne croyait pas, car « la jeune génération n’est
pas croyante, c’est connu ». La nuit, le vide étaient partout, environnant
ces deux hommes seuls, absolument seuls. « Dimitri ! Mitia ! »
Galia le suivait d’un angle à l’autre de la pièce, elle crut même rencontrer
son regard, mais il était bien impossible qu’il la vît, ébloui par sa veilleuse,
ébloui par ses idées. « Ils périssent pour ces idées, pensa Galia. Mon
Dieu. » Devant les amies, comme avec elle-même, elle l’appelait « le
Mien » avec une pointe d’orgueil. Et voici qu’il n’était presque plus à
elle, malgré lui, seul avec sa force captive, environné d’incantations, d’ombres
ailées, d’infime lumière, de nuit totale. Il s’arrêta devant la fenêtre, juste
en face de Galia, fortement découpé lui-même dans de la nuit. « Le Mien, le
Mien », se répétait-elle, angoissée. Le froid de l’espace qui était
derrière elle la saisit aux épaules, là même où Dimitri l’avait touchée. Elle
frissonna. Qu’est-ce que j’ai ? Dimitri, Mitia, ne crains pas tout ce vide,
je suis là. Tiens, je vais laver ma chemisette pour le jour du repos, pour toi.
Galia descendit en courant vers la rue des Forgerons où il n’y avait plus ni
forge ni forgerons, tassée à mi-côte sous des éboulis. Elle y habitait avec ses
sœurs, leurs maris, leur marmaille, un vaste sous-sol creusé à vif le roc.
    Rodion travaillait dès huit heures du matin, dans une des
échoppes latérales du marché, à l’enseigne de la Coopération artisanale du fer
blanc. Il découpait avec des cisailles le vieux fer, passé depuis des années au
gris terne, voire au noir, car on avait reçu les dernière feuilles de vrai fer
blanc des années auparavant, avant l’industrialisation ; il soudait à de
vieux bidons de nouveaux fonds ; et des quatre compagnons, nul n’était
plus expert dans l’art de dépister les maladies des vieux réchauds. Si bien que
les femmes de la ville basse ne confiaient qu’à lui leurs Primus d’avant guerre…
Rodion aimait ce travail, tout travail, ainsi que doit l’aimer un prolétaire
conscient. Ça le mettait en désaccord avec les copains, gens de l’endroit, passablement
arriérés, pour lesquels il s’agissait surtout de ramasser des roubles, dussent-ils
refiler à la clientèle un si médiocre boulot que Rodion en avait honte pour eux.
Alors, il entreprenait de leur expliquer que « la technique c’est la
libération de l’homme ».
    – Y a des moteurs… disait-il avec enthousiasme, mais il
ne savait pas au juste quels moteurs, seulement certain qu’ils existaient, tout
bonnement merveilleux, prêts à libérer les hommes…
    – Tais-toi, lui criait un diable barbouillé de suie, tes
moteurs, on les enquiquine, c’est parce qu’on n’veut plus fabriquer qu’des
machines qu’il n’y a plus d’pain…

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