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S'il est minuit dans le siècle

S'il est minuit dans le siècle

Titel: S'il est minuit dans le siècle Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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teinté de rose-safran, de hautes trajectoires, s’amenuisent
en points noirs, font jaillir en tombant des fleurs d’écume. Avélii se retourne.
    – J’ai envie de chanter, dit-il.
    Les strophes du Chevalier à la
peau de panthère bourdonnent sourdement dans sa poitrine, car il est des
soirs pareils à deux mille neuf cents kilomètres d’ici, au bord du Rion, sous
les bois de Koutaïs, au cœur des monts de Géorgie.
    – Moi aussi, répond à mi-voix Varvara, qui ne chante
jamais.
    Ces quatre visages-là, Ryjik les considérait avec une
attention presque malveillante. Il sondait les regards et s’absorbait dans une
introspection (elle qu’une sorte de grimace figeait ses rides. Vieux bonhomme
de pierre, hérissé de cheveux blancs que la brise agitait sur son front comme
une flamme. Quand on se sépara, Rodion partit seul, par le sentier le plus
abrupt, Avélii et Varvara longèrent la rive jusqu’aux canots ; Ryjik
marchant à côté d’Elkine lui prit brusquement le bras.
    – Écoute, frère, je ne suis pas à mon aise. Nous sommes cinq
– et pas un mouchard ! Tu crois ça possible, toi ? Et si c’est comme
ça, qu’est-ce qu’ils nous préparent, les salauds, avec leurs trente-six mille
dossiers ? Ce n’est tout de même pas sans s’en rendre compte qu’ils nous rassemblent
gentiment au bord des Eaux-Noires. Ce ne peut être que pour trouver un bon truc
et nous foutre dans le bain, une pierre au cou. Qu’en dis-tu ?
    Elkine sifflota :
    – Je me le dis depuis longtemps.
    – Alors ?
    – Tous semblent sûrs.
    – Les plus sûrs, dit Ryjik, on les brise, on te les
plonge dans une eau boueuse, on te les tord et retord et il en est qui
deviennent de parfaits torchons…
    – Bien sûr.
    Le paysage s’évanouissait ; pourtant les roches se nuançaient
de lilas et, gravissant la pente, ils avaient à leurs pieds toute la courbe de
la Tchernaya, déployée en surfaces de ciel et d’encre au milieu des étendues
assombries…
    – Bien sûr, reprit Elkine ; mais ça n’arrivera
tout de même ni à toi ni à moi…
    Alors à qui ?
    – Qui boit ? interrogea Ryjik.
    – Tous, sauf peut-être Varvara. Toi, le premier.
    Ryjik se passa la main dans les cheveux.
    – Le diable nous emporte !
    – Entre donc, fit Elkine, il me reste une
demi-bouteille.
    La nuit se plaqua aux vitres fendues et recollées avec du
papier. Une femme berçait un enfant dans la cave, juste au-dessous. Sa voix s’exhalait
comme une plainte. Elkine alluma la lampe à pétrole qui ne donnait pas plus de
lumière qu’une veilleuse. Le verre en était ébréché et noir de suie dans la
partie haute. Ils s’attablèrent, face à face, cette lumière souillée entre eux.
Elkine remplit deux grands verres d’alcool. Ils furent un instant silencieux, épaissis,
durcis, vieillis : leurs visages émergeaient l’un pour l’autre d’une
tristesse sans issue. Puis, Elkine eut un petit rire contenu.
    – Attends voir, dit-il.
    Il alla chercher, dans la pile de livres et de journaux qui
tenait un angle de la pièce, près du sac de pommes de terre, un livre cartonné.
    – Regarde !
    Le visage de Ryjik s’éclaira d’étonnement.
    – Nom de Dieu !
    Le nom de l’auteur avait été soigneusement gratté sur la
couverture où éclatait l’étoile rouge.
    – Je l’ai acheté sur le marché, à Tioumen, l’année
passée, en cours de transfèrement, mon vieux. Je passais accompagné d’un brave
bougre du bataillon spécial, je tombe en arrêt devant une vieille qui vendait
ça avec du bric-à-brac. Je l’ai eu pour un rouble, elle savait pas ce que c’est ;
– On peut presque pas fumer c’papier-là, lui
ai-je dit.
    Ils tournèrent ensemble les premières pages, souriants. Le
portrait de Léon Davidovitch les regarda bien en face, avec cette énergie
intelligente qui lui barre le front, les lorgnons, les yeux d’une sorte d’éclair
définitif.
    – C’est ressemblant, fit Ryjik.
    Ils en oubliaient l’alcool. Ryjik fronça les sourcils :
    – Le principal, vois-tu, c’est qu’on ne le tue pas !
    Elkine fit d’abord de la tête un signe d’acquiescement ;
puis, dressé d’une détente, jeta d’un ton victorieux :
    – Je suis certain, moi, qu’on ne le tuera pas ! et
lampa d’un trait son verre d’eau-de-vie. On boirait du feu. Vive le feu ! La
chambre s’immensifia comme la nuit. La petite flamme sous le verre enfumé fut
surprenante.
    Ryjik ouvrit le livre au

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