S'il est minuit dans le siècle
la
dure terre gelée du Long-de-la-Mer, Pomorié, à coups de pioches, de pics,
d’excavateurs, avec des mains acharnées d’intellectuels mystiques, de
techniciens saboteurs, de laboureurs arrachés aux labours pour avoir eu de trop
belles récoltes, d’ouvriers chapardeurs ou bousilleurs, de desservants du
culte, de fonctionnaires malchanceux, de communistes prévaricateurs, de
contre-révolutionnaires authentiques et de victimes plus authentiques encore… Ils
travaillaient la nuit comme le jour, à la lueur des projecteurs, par des froids
de trente degrés, sous les rafales de neige, voyant à peine, dans la blancheur
mouvante qui continuait à tout ensevelir, les ensevelissant eux-mêmes, avec
leurs machines, leurs chefs et l’ombre même du Chef par excellence, trois fois
décoré, surdécoré, Heinrich Grigoriévitch Yagoda, celui qui dans les fêtes suit
à deux pas de distance le Chef des Chefs. Les torches et les projecteurs embrasaient
des chantiers disputés minute à minute aux tourmentes, pour qu’à l’aube le
camarade Fédossenko, responsable du secteur, pût rédiger son rapport :
« Les brigades de choc ont aujourd’hui dépassé de 38 % le plan des
travaux prévus pour la journée. Deux hommes ont été blessés par une excavatrice,
il y a eu six malades… » Fédossenko, pareil à un Pierre-le-Grand courroucé
parcourant les docks de sa Nouvelle-Hollande dans les boues d’un
Saint-Pétersbourg futur, Fédossenko, son manteau gris balayant la neige, ses
courroies, son revolver, sa large face tannée sous le bonnet d’astrakan, son
encolure de centaure, Fédossenko fonçait dans le froid piquant, la neige, le
vent, la nuit, l’indifférence, la peine, le désespoir rentré de ses brigades, le
châtiment et la récompense au bord des lèvres, – un châtiment sans merci, une
récompense immédiate : bataillons disciplinaires, double ration de vivres,
supplément de correspondance, je vous propose pour la libération anticipée (il
n’est que de survivre) ! – Fédossenko du Service politique spécial de
Krasnovodsk, Turkménistan, Transcaspie, à trois mille kilomètres d’ici, au bord
de la grande mer intérieure dont les eaux, les plus salées du monde, sont
tièdes et lourdes. Lui-même rachetait ici une faute grave, disons le mot, un
crime à demi pardonné en raison de ses mérites d’ex-sabreur de l’invincible
division Gay – et de ses mérites plus récents dans diverses répressions. Il
arrivait encore que ce souvenir remplît son crâne de chaleur moite car, « je
suis un fort, voilà, – un bolchevik d’airain, mais je ne peux pas maîtriser à
fond mes instincts » ; – comme il l’avait dit à ses chefs, debout
devant eux, au port d’armes, sans rougir, mais au cœur une honte à crever !
–
Écoutez : il avait bu, le soir flambait sur la mer
plate, aux tons de nacre, il étouffa dans la chambre basse assombrie par les
tapis de Boukhara pendus au mur. Il sonna. « Qu’on arrête Mariam, fille de
salle du club, qu’on l’enferme pendant trois heures à la cave, – seule, – et qu’on
me l’amène à dix heures. » Pendant trois heures, lui-même, enfermé chez
lui, seul, ne vit d’un œil pesant que Mariam, absente, enfermée deux étages
au-dessous. À dix heures, les phosphorescences de la mer s’étant éteintes, Mariam
entra, prisonnière. Les sombres tapis furent autour d’eux comme un chant de
Boukhara accompagné du grincement irritant des cordes. Mariam, ses minces sourcils,
lignes d’ailes dans le ciel, tremblaient ; ses lèvres tremblaient, son
regard tremblait, quelque chose d’insaisissable tremblait au fond de son regard,
au bord de ses lèvres, à la pointe de ses seins voilés par l’indienne bigarrée ;
– grande, blanche, plus large d’épaules que de hanches…
– N’aie pas peur, ma gracieuse, dit le camarade
Fédossenko, dont la langue était épaisse et la parole distincte, – tu n’as rien
à craindre… Bois.
Il lui tendit un verre de vin muscat.
– Bois. On te dit de boire, tu entends.
Elle but.
– Déshabille-toi.
– Vous n’avez pas le droit, camarade chef…
Que pouvaient ces tremblantes paroles – et qu’est-ce que le
droit ? Ici, les images se brouillaient, il fallait les chasser, elles
devenaient torturantes, car le crime contre l’éthique du parti, part-éthika, la loi, la fonction, le règlement
de service, le crime indéniable demeurait grisant, seul instant d’une vie
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