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S'il est minuit dans le siècle

S'il est minuit dans le siècle

Titel: S'il est minuit dans le siècle Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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qui
valût sa pesée intégrale d’éternité ; et il n’y avait plus de crime, pas
de victime, c’était juste, bien, c’était la loi naturelle accomplie, puisqu’il
faisait la force, lui, l’ordre, mandaté par ses chefs, méritant, récompensé
selon ses mérites…
    … Sur quoi pleurer ? Que les vieilles femmes, qui
portent encore le voile noir jusqu’aux yeux, sanglotent sous l’outrage et se
griffent les joues, – c’est agir qu’il faut, écrire. Mariam aux lèvres closes, prudente
et sournoise comme une chatte, attendit des nuits, attendit des jours avant de
se faufiler, à l’heure des ombres allongées sur la terre rafraîchie, derrière
le caravansérail abandonné des caravanes, dans l’échoppe de Saadi, écrivain
public, poète, médecin, devin. Car toute science n’est que poème, tout poème
exprime un charme et les charmes guérissent, et les poètes devinent ; or
Saadi connaissait en plusieurs langues, le turc, l’arabe, l’iranien, des vers
pour toutes les circonstances, ceux de l’autre Saadi, ceux de Firdouci, les
siens propres et ceux du Poète Sans Nom qui parcourt les pistes de l’Iran
depuis le règne de l’Iskander, il y a mille ans. Ce vieillard, dont le regard
avait une sombre chaleur bienveillante, vit le trouble de Mariam ; il lui
prit les deux mains comme un père, comme jamais père ne les lui avait prises, retira
de son petit poing desserré un trois roubles vert qu’il lissa du doigt avant de
le ranger, demanda :
    – On t’a blessée ? offensée, petite fille ? Dis-moi
tout devant Dieu qui nous écoute et j’écrirai si bien ta plainte que les hommes
aux vestes de cuir et au cœur de pierre en seront émus. J’écrirai si joliment
ton amour que l’homme au cœur de chair pleurera de tendresse en pensant à toi. Mais
je vois bien, ô pareille à un ruisseau frais, qu’on vous a fait du mal…
    En turban, couvert de vieilles soies passées de couleur, il
agitait doucement une barbe rare, en fils blancs, au travers de laquelle
transparaissait le vieux cuir de ses joues creuses. Mariam lui parla sans honte,
simplement, d’un visage fermé, – fermé sur une colère sans fond, sans larmes, sans
mots, sans gestes, une colère comme la soif, mais pour étancher cette soif il
eût été juste de tuer sans colère. Le vieux Saadi calligraphia vingt lignes
contournées, très claires pourtant, au dos d’une page de Léon Nicolaévitch
Tolstoï, arrachée à un livre dont le titre inintelligible était en une langue d’infidèles : la Sonate à Kreutzer. Sur l’enveloppe en
papier d’emballage (il les faisait lui-même, et il fallait qu’on volât pour lui
des feuilles grises au magasin réservé de la Sûreté), Saadi mit : « À
l’estimé citoyen chef du bureau des plaintes de la rédaction des Izvestia, organe central du Comité exécutif
central des soviets de l’U.R.S.S., Moscou, rue Tverskaya. » – « Cette
lettre, ma gazelle blessée, ne l’envoie pas d’ici, fais-lui passer la mer et qu’on
la mette à la poste dans la grande ville d’outre-mer, à Bakou, et puis tais-toi,
les fleurs des champs se taisent même quand un âne les foule ; mais les
fleurs des champs se redressent, le soleil d’Allah luit pour elles tandis que l’âne
ne sera jamais qu’un âne, ichak… »
    Mariam partit soulagée, son châle noué sous le menton d’un
geste volontaire. Elle fut toute seule un moment dans la ruelle morte, bordée
de murs jaunes en terre battue, allant vers la coupole basse d’un tombeau, menue,
droite, portant une colère silencieuse avec une mortelle fierté. On ouvrit
cette lettre parmi beaucoup d’autres, à Moscou, capitale de l’univers, sous une
haute croisée, dans un bâtiment carré en style Le Corbusier. Les rotatives
bourdonnaient indistinctement dans le sous-sol, les machines à écrire
dévoraient les dépêches du monde entier, les linotypes fondaient une à une, en
lignes brillantes, des textes officiels, Nicolaï Ivanovitch Boukharine, au téléphone,
souriait à l’un des secrétaires du secrétaire général qui lui dictait les idées
de l’éditorial du lendemain : « Aucune complaisance envers la
duplicité des États capitalistes à prétentions démocratiques que nous nous
refusons, – vous entendez bien, Nicolaï Ivanovitch, que nous refusons de
préférer aux États fascistes… Vous insisterez sur l’hypocrisie démocratique. »
D’un visage contracté, Nicolaï Ivanovitch acquiesçait au

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