S'il est minuit dans le siècle
de
la police politique devant la Commission de Contrôle du parti fussent à couvert.
Le document Rodion ne vaudrait que confirmé par une déposition au moins. Rodion,
pour comble, se cachait en ville ou dans les bois. On le prendrait toujours
assez tôt, buté comme les autres. Ryjik et Elkine refusaient de répondre, à
moins qu’il ne fût question de chefs d’accusation précis ; ils exigeaient
d’être transférés à Moscou. En attendant ils écrivaient à la Commission
centrale du Contrôle du parti. Leurs épîtres, lues par Fédossenko, bien qu’il n’en
eût pas le droit, étaient d’une froide brutalité. Ils faisaient suivre leurs
noms de l’indication sommaire des services rendus au parti dans les années
terribles et cela seul contenait le plus révoltant reproche et – « prévoyant
de longue date que le médiocre Bonaparte asiatique, dont vous vous êtes faits
les valets sans intelligence ni scrupules, serait amené à liquider le parti du
prolétariat » – ils citaient la plate-forme de l’opposition, les décisions
des congrès, les statuts du parti, les textes de Lénine, pour terminer par des
apostrophes blasphématoires comme celle-ci : « Que ferais-tu de plus
Koba-Djougachvili-Staline qui seras demain Caïn, que ferais-tu de plus si tu n’étais
comme Azev que l’instrument d’une canaille policière de la bourgeoisie ? Chassé
du parti en 1907 pour l’avoir fait glisser vers le banditisme des grands chemins,
opportuniste en 1917, opportuniste en 1923, souffleté par Lénine dans sa dernière
lettre, adversaire de l’industrialisation jusqu’en 1926, apologiste des paysans
riches en 1926, complice de Tchang Kaï-Chek en 1927, responsable du massacre
inutile de Canton, fourrier du fascisme en Allemagne, organisateur de la famine,
persécuteur des léninistes prolétariens… » Ryjik avait tracé ces lignes-là
– et beaucoup d’autres lignes véhémentes, – de son écriture impersonnelle qui
enfonçait dans le papier gris chaque lettre. Et à chaque phrase, tandis qu’il
écrivait, Ryjik avait bondi pour marcher dans sa cellule en gesticulant. Il
interpellait l’Autre : « Koba ! Koba ! Gredin ! Qu’as-tu
fait du parti ? Qu’as-tu fait de notre cohorte de fer ? Toi, souple
comme un nœud coulant, – toi qui nous as menti à chaque congrès, à chaque
séance du Bureau politique, salaud, salaud, salaud… » Ryjik se cognait au
mur, pourchassant l’Autre, le Puissant, qui reculait devant lui à petits pas
dans ses bottes luisantes, son uniforme bleu portant le petit drapeau rouge de
l’Exécutif central épinglé sur le sein droit : l’Autre de 1919, cet
inquiétant sous-officier oriental, au visage étroit et basané, qui n’avait à
donner à la révolution que sa dure volonté de montagnard, son esprit jaloux, toujours
dominé par l’événement ou par de plus clairs esprits ; – et dès lors amer,
déjà chargé de soupçon, de ressentiment, armé de perfidie. Et le Ryjik d’aujourd’hui,
plus du tout celui de leurs rencontres fraternelles de Tsaritsyne, dans la
confiance et le danger, alors qu’ils déchaînaient ensemble l’incendie sur le
monde, mais ce vieillard au teint exsangue, à la bouche grise, vêtu en plein
été d’une vareuse fourrée, grelottant par moment, le harcelait inutilement :
« Me répondras-tu à la fin ? Qui t’a amené les vivres et les
munitions à la onzième heure, qui ? Ah, tu veux maintenant que nous
crevions tous dans tes prisons… » Ryjik s’arrêtait net devant le mur
blanc-sale pour y lire une petite inscription énigmatique, tracée au crayon d’une
main de quasi-illettré :
Prokofii Vétochkine
pêcheur
si jeune
Que Dieu ait son âme
« Et celui-là, ce Prokofii là, qu’en as-tu fait ? Et
tous ses pareils ? »
Ryjik revenait à la table, les maxillaires soudés, et il
ajoutait une phrase à l’épître – que l’autre lirait sûrement, dans son Kremlin,
avec honte et dépit…
… Maintenant Fédossenko, lisant ceci, était gagné par un
mauvais trouble. On saurait qu’il avait lu
ce texte redoutable et, comment, en vérité pourrait-il l’oublier ? On
saurait qu’il ne l’oublierait plus. Tels mots s’en détachaient, se fichaient
malgré lui dans sa cervelle, ainsi que des clous secrets ; ils s’y
attacheraient à l’image vénérée du Chef, ils la déformaient, ils la saliraient.
Le poison de la contre-révolution s’insinuait dans son cerveau, – mais le
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