Sir Nigel
la foule, il se mit à courir en rond comme
quelqu’un qui a perdu l’esprit, cependant que de grosses gouttes de
sang s’égrenaient des deux trous dans le grand bec. Il courut ainsi
longtemps, sous les cris de la foule qui imitait le coq, jusqu’à ce
qu’enfin il trébuchât et tombât raide mort. Mais les combattants
n’avaient rien vu de cette scène, car les Bretons continuaient de
lancer des assauts désespérés contre la ligne des Anglais qui de
leur côté progressaient lentement.
Un temps l’on put croire que rien ne pouvait
briser leur front, mais Beaumanoir était un chef tout autant qu’un
guerrier. Pendant que ses hommes exténués, soufflant et saignant,
s’attaquaient à la ligne, lui-même avec Raguenel, Tintiniac, Alain
de Karanais et Du Bois se précipitèrent sur le flanc et les prirent
violemment à revers. Il y eut une longue mêlée, puis de nouveau les
hérauts, voyant que les combattants étaient incapables de porter
encore un coup, décidèrent une nouvelle trêve.
Mais durant ces quelques minutes au cours
desquelles ils avaient été pris de deux côtés, les Anglais avaient
subi de fortes pertes. L’Anglo-Breton d’Ardaine était tombé devant
l’épée de Beaumanoir mais non sans avoir d’abord entaillé
sérieusement l’épaule de son adversaire. Sir Thomas Walton, Richard
d’Irlande, l’un des écuyers et Hulbitée, le grand paysan, s’étaient
effondrés devant la masse du nain Raguenel ou les épées de ses
compagnons. Il ne restait qu’une vingtaine d’hommes de chaque côté,
mais tous en étaient au dernier degré de fatigue, suant, soufflant,
incapables de porter encore un coup.
C’était un tableau étrange que de les voir
s’avancer l’un vers l’autre en titubant comme des hommes ivres. Le
sang dégoulinait sur leurs armures et, en s’avançant une fois de
plus pour reprendre cet interminable combat, ils laissaient des
empreintes humides dans l’herbe.
Beaumanoir, exsangue, la langue parcheminée,
s’arrêta au milieu de son avance.
– Je vais m’évanouir, mes amis,
cria-t-il. Il me faut boire.
– Buvez donc votre propre sang,
Beaumanoir, cria Du Bois, et tous se mirent à rire de façon
sinistre.
Cette fois, l’expérience avait instruit les
Anglais : sous la conduite de Croquart, ils ne combattirent
plus en une ligne droite, mais en un front si recourbé qu’il
formait presque un cercle. Les Bretons attaquaient et titubaient,
mais ils les repoussaient de tous côtés, adoptant, avec leurs
visages tournés vers l’extérieur et leurs armes prêtes à frapper,
la plus dangereuse des formations. Ils la conservèrent, et aucun
assaut ne put les faire bouger. Ils pouvaient ainsi s’appuyer dos à
dos et se soutenir mutuellement alors que leurs ennemis se
fatiguaient. Sans désemparer, les vaillants Bretons tentèrent de
percer la ligne : à chaque fois ils furent repoussés par une
grêle de coups.
Beaumanoir, dont la tête vacillait sous
l’effet de la fatigue, ouvrit son casque et contempla avec
désespoir ce terrible cercle inattaquable. Il n’en vit que trop
clairement l’inévitable résultat : ses hommes se fatiguaient
pour rien. Déjà beaucoup d’entre eux ne pouvaient presque plus
remuer ni la main ni le pied et ne lui seraient plus d’aucune aide
pour remporter cette bataille. Bientôt, tous seraient dans le même
état, et alors ces maudits Anglais rompraient leur cercle pour se
précipiter sur ses hommes et les tuer. Mais il ne pouvait trouver
le moyen d’éviter cette pénible fin. Il jeta les yeux autour de lui
et vit un de ses Bretons qui s’esquivait sur les côtés de la lice.
Il ne put en croire ses sens lorsqu’il reconnut, au blason pourpre
et argent, que le déserteur n’était autre que son propre écuyer,
Guillaume de Montauban.
– Guillaume ! Guillaume !
cria-t-il. Vous n’allez point m’abandonner ?
Mais le casque de l’autre était fermé et il ne
put entendre. Beaumanoir le vit s’éloigner en titubant, aussi vite
qu’il le pouvait. Avec un cri de désespoir, il se précipita dans le
petit groupe de ses hommes qui pouvaient encore se mouvoir, et
ensemble ils tentèrent un dernier assaut contre les lances
anglaises. Dans son âme vaillante, il était résolu à n’en point
revenir et à trouver la mort au milieu de leurs rangs. Le feu qui
animait son cœur se propagea chez ses suivants et, au milieu des
coups, ils se cramponnèrent aux boucliers anglais en essayant une
percée.
Mais ce
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