Sir Nigel
sœur ne revienne point
seule.
– Nous partirons donc ensemble, Mary,
répondit Nigel en se levant, puis il ajouta sur un ton plus
bas : Mais nous ne pouvons y aller seuls et, si nous emmenons
un domestique, tout se saura. Je vous prie donc de rester ici et de
me laisser m’occuper de cette affaire.
– Non, Nigel, elle aura peut-être besoin
de l’aide d’une femme, et quelle femme conviendrait mieux que sa
propre sœur ? J’emmènerai ma dame d’atours.
– Non, je vous accompagnerai
personnellement si votre impatience peut se plier au pas de ma
mule, fit le vieux prêtre.
– Mais ce n’est point votre chemin, mon
Père.
– Le seul chemin de tout bon prêtre est
celui qui mène au bien des autres. Venez, mes enfants, allons-y de
commun.
Et c’est ainsi que le vigoureux Sir John
Buttesthorn, le vieux chevalier de Dupplin, resta seul à sa table,
simulant le manger et le boire, s’agitant sur son siège et faisant
de violents efforts pour paraître insouciant alors que son corps et
son esprit bouillonnaient de fièvre, cependant que, à la table
basse, varlets et servantes riaient et plaisantaient, entrechoquant
leurs coupes et nettoyant leurs tranchoirs, inconscients de l’ombre
profonde qui planait sur l’homme solitaire assis sous le grand
dais.
Pendant ce temps, Damoiselle Mary, chevauchant
le genet blanc que sa sœur avait monté peu avant, Nigel sur son
destrier et le prêtre sur sa mule suivaient la route en lacet qui
menait à Londres. La campagne, de part et d’autre, n’était qu’une
immense étendue de bruyère et de marais d’où s’élevait l’étrange
hululement des oiseaux de nuit. Un quartier de lune brillait au
ciel dans les trouées des nuages poussés par le vent. La jeune
femme chevauchait en silence, absorbée par les pensées
qu’éveillaient en elle le danger et la honte de la tâche qui
l’attendait.
Nigel parlait à voix basse avec le prêtre. Il
en apprit ainsi davantage sur le nom de l’homme qu’ils
poursuivaient. Sa demeure à Shalford était l’antre même de la
débauche et du vice. Une femme ne pouvait en franchir le seuil sans
en sortir souillée. De façon étrange, inexplicable et pourtant
commune, cet homme, avec son esprit diabolique et son corps
difforme, possédait un étonnant pouvoir de fascination sur le sexe
et une sorte de domination qui forçait chacune à sa volonté. Plus
d’une fois il avait acculé une famille à la ruine et, chaque fois,
sa langue agile et son esprit pervers l’avaient sauvé du châtiment
mérité pour ses actes. Il appartenait à une grande souche du pays,
et tous ses parents jouissaient de la faveur du roi, de sorte que
ses voisins craignaient de pousser trop loin les choses contre lui.
Tel était l’homme, malin et vorace, qui avait fondu comme un
épervier et emporté dans son aire la blonde beauté de Cosford.
Nigel ne prononça que peu de paroles ; mais il porta aux
lèvres son couteau de chasse et, par trois fois, en baisa la
garde.
Ils avaient traversé les marais, le village de
Milford et la petite communauté de Godalming, jusqu’à ce que leur
chemin tournât au sud vers le marais de Pease, après quoi ils
traversèrent les prairies de Shalford. Là-bas, dans l’ombre, sur le
haut de la colline, brillaient des points rouges qui marquaient les
fenêtres de la demeure qu’ils cherchaient. Une allée sous une arche
de chêne y conduisait, ils se trouvèrent ensuite en plein clair de
lune.
De l’ombre qui obstruait l’arche de la porte
bondirent deux rudes serviteurs, barbus et bourrus, tenant à la
main de gros gourdins, qui s’enquirent de qui ils étaient et de ce
qu’ils désiraient. Lady Mary se laissa glisser à bas de son cheval
et s’avança vers la porte, mais ils lui barrèrent rudement le
chemin.
– Oh, que non, notre maître n’en demande
point tant ! s’écria l’un d’eux en riant vulgairement.
Arrière, gente Dame, qui que vous soyez ! La demeure est close
et notre maître ne reçoit point ce soir.
– Mon ami, retirez-vous, fit Nigel d’une
voix claire et haute. Nous désirons voir votre maître.
– Réfléchissez donc, mes enfants, cria le
vieux prêtre. Ne vaudrait-il pas mieux que j’entre seul pour voir
si la voix de l’Église ne pourrait adoucir son cœur ? Je
crains que le sang ne soit répandu si vous entrez.
– Non, mon Père, je vous prie de rester
ici en cas de nécessité. Quant à vous, Mary, restez avec le bon
prêtre car nous ne savons
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