Souvenir d'un officier de la grande armée
rêvais depuis tant d’années ! Il me serait impossible de rendre compte du plaisir que j’éprouvai, quand j’entrai dans la capitale de la France, dans cette grande et superbe ville, l’asile des beaux-arts, de la politesse et du bon goût. Tout ce que je vis dans ces premiers moments me frappa d’admiration et d’étonnement. Pendant les quelques jours que j’y restai, je fus assez embarrassé pour définir les sentiments que j’éprouvais, et me rendre compte des impressions que me causaient la vue de tant de monuments, de tant de chefs-d’œuvre, et cet immense mouvement qui m’entraînait. J’étais souvent dans une espèce de stupeur, qui ressemblait à de l’hébètement.
Cet état de somnambulisme ne cessa que lorsque je pus définir, comparer, et que mes sens se fussent accoutumés à apprécier tant de merveilles. Que de sensations agréables je ressentis ! Il faut sortir comme moi d’une petite et laide ville, quitter pour la première fois le toit paternel, n’avoir encore rien vu de véritablement beau, pour comprendre et concevoir toute ma joie, tout mon bonheur.
8 juillet (19 messidor). – Notre lieutenant, très empressé de se débarrasser de nous, et de terminer sa pénible mission, nous conduisit de très grand matin à l’École militaire, pour nous faire incorporer dans la garde impériale. Après avoir pris nos signalements, et nous avoir toisés, nous fûmes répartis dans les deux corps de vélites, d’après la taille de chacun : treize furent admis aux grenadiers, et sept, dont je faisais partie, aux chasseurs. Nous nous séparâmes alors avec de vifs regrets, d’autant plus pénibles qu’il s’était établi pendant le voyage une intimité que rien n’avait altérée. Quant au lieutenant, il ne put s’empêcher de manifester une satisfaction qui ne faisait pas notre éloge.
Nous fûmes autorisés à rentrer dans Paris, pour y vivre comme nous l’entendions, sans être astreints aux appels, jusqu’au lendemain dans l’après-midi.
À notre retour de l’École militaire, nous passâmes par les Tuileries, pour tâcher de voir l’Empereur, qui devait passer la revue de la Garde dans la cour du château et sur la place du Carrousel. Je fus assez bien placé pour voir ce beau spectacle et contempler à mon aise l’homme puissant, qui avait vaincu l’anarchie, après avoir vaincu les ennemis de la France, et substitué l’ordre aux déplorables et sanglantes actions de la Révolution.
J’entrais et je logeais, pour la première fois dans une caserne. Je ne trouvai rien de bien séduisant dans cette nouvelle existence ; mais comme je savais depuis longtemps qu’étant militaire, je devais renoncer à une grande partie de ma liberté et au bien-être que l’on trouve dans sa famille, je ne m’en préoccupai pas trop.
Je fus habillé dans la journée, et pourvu des effets de linge et de chaussure dont je pouvais avoir besoin. On me donna un habit frac bleu, dont la doublure et les passepoils étaient écarlates, boutonnant sur la poitrine, avec des boutons aux faisceaux consulaires (ceux à l’aigle n’étaient pas encore frappés), avec cette légende : garde consulaire ; une culotte et une veste en tricot blanc, assez grossier ; un chapeau à corne, avec des cordonnets jaunes ; des épaulettes en laine verte, à patte rouge ; fusil, giberne, sabre, etc. Il nous fut recommandé de laisser pousser nos cheveux, pour faire la queue, et de vendre ceux de nos effets qu’on ne nous avait pas enlevés. Enfin, on nous permit comme faveur d’aller au spectacle, si nous le désirions, jusqu’à l’époque de notre départ pour Écouen.
Je restai à Paris jusqu’au 12 juillet inclus. Pendant ces cinq jours d’assez grande liberté, je visitai tous les monuments et les curiosités.
13 juillet. – Partis de Paris en détachement, le sac sur le dos, le fusil sur l’épaule, pour la garnison qui était affectée aux chasseurs vélites et où s’organisait le bataillon, je fus placé dans la 4° compagnie, commandée par le capitaine Larrousse. Le chef de bataillon s’appelait Desnoyers. Il y avait cinq compagnies, fortes alors de trente-six hommes chacune, mais s’augmentant tous les jours par l’arrivée des vélites qui venaient de toutes les parties de la France. J’avais le n° 234 sur le registre matricule du corps.
Notre solde était de 23 sous et 1 centime par jour. On mettait 9 sous à l’ordinaire, 4 étaient versés à la masse pour
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