Souvenir d'un officier de la grande armée
police la loi martiale, dans la rue des Arcades, où était le plus grand rassemblement : je m’y rendis à la tête de mes voltigeurs, avec un tambour pour faire les roulements, et avec des torches en flammes pour donner plus d’apparat à cette grave mission. Avant de commencer la lecture, je signifiai qu’une fois celle-ci terminée, je ferais trois sommations pour inviter le public à se retirer et qu’alors je commanderais le feu. J’avais autour de moi les généraux Brayer, commandant la division ; Tririon, commandant le dépôt du Bas-Rhin ; Lallemand, commandant la cavalerie stationnée en Alsace ; et Marion, l’école d’artillerie. Il y avait quelque chose de sublime dans cet appareil de la force qui éclaire avant de frapper. À la première sommation, la foule commença à s’égailler ; à la deuxième, elle disparut presque entièrement ; à la troisième, cette longue rue fut déserte, et à onze heures toute la ville reposait dans un calme profond.
Telle fut la part que le parti de Strasbourg, pour répondre aux engagements qu’il avait contractés avec celui de Paris, prit aux journées de Juin. Sans être trop belliqueux, il fut odieux, par les graves insultes qu’on adressa aux généraux présents, et par les quelques contusions que les officiers et les soldats reçurent, dans l’obscurité, des pierres jetées dans leurs rangs. Il n’y eut pas un seul habitant atteint, mais il fallut toute la prudence des officiers et leur mépris des injures pour empêcher les soldats de se venger de tant de provocations et de voies de fait.
LA VIE À STRASBOURG
Proposé pour le grade de lieutenant-colonel, Barrès change peu après de garnison. Son bataillon est dirigé sur Haguenau. Avant de quitter Strasbourg, le 5 octobre, il évoque encore quelques souvenirs d’un séjour qu’il ne vit pas s’achever sans regrets :
La garnison était assez fatiguée de service, et souvent obligée de prendre les armes, ou de rester consignés dans les casernes pour parer aux événements imprévus de la politique. Cette année 1832 fut si agitée, si orageuse pour le nouveau gouvernement, que ses seuls défenseurs déclarés devaient bien avoir leur part de ses mauvais jours.
Presque tous les dimanches, quand le temps n’était pas trop mauvais, il y avait grande parade sur la place d’armes. Il est probable que la nécessité le voulait ainsi, plus que le goût du lieutenant-général Brayer, le commandant de la division. Cet homme excellent et d’une aménité charmante, aimait beaucoup le régiment et avait une grande confiance en lui. Aussi les mécontents, qui avaient sur le cœur leur échauffourée du Rhin avortée et les sommations du 9 juin, nous désignaient-ils sous le nom de « gardes du corps de Brayer ». Brayer était leur compatriote, l’enfant de ses œuvres, le condamné à mort de 1815, le vainqueur des Chouans à la Roche-Servière et (pendant son bannissement) des Espagnols dans l’Amérique méridionale ; mais il avait épargné à Strasbourg les horreurs de Lyon et de Paris, et c’est là ce qu’on ne lui pardonnait pas. Nous mangions souvent chez lui, et il nous faisait quelque fois l’honneur d’être des nôtres. Sa fille, femme distinguée par son extrême politesse, avait épousé M. Marchand, valet de chambre de l’empereur Napoléon à Sainte-Hélène. Marchand était plein de modestie et d’urbanité, et fort réservé sur la captivité de son illustre et infortuné maître. L’Empereur dans son testament l’avait fait comte, et avait dit qu’il épouserait la fille d’un militaire ayant souffert pour sa cause. Il choisit Mlle Brayer.
Les défenseurs de la malheureuse Pologne, fuyant en masse leur patrie asservie, arrivaient à Strasbourg par toutes les routes de l’Allemagne. Bien accueillis et fêtés par les habitants, ils furent traités par les officiers de la garnison comme des camarades malheureux, comme d’anciens compagnons de gloire, que la proscription poursuivait, après de glorieuses défaites. Mais la ridicule entrée des généraux de circonstances, Romarino et Langerman, et quelques mauvais procédés de certains officiers polonais, nous refroidirent : nous nous aperçûmes que les Boussingots de Strasbourg voulaient profiter de leur arrivée pour se faire des partisans et susciter des embarras au gouvernement.
En novembre 1832, nous avions pris, le colonel, le major Aguilloni et moi, toutes nos mesures pour notre hiver.
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