Souvenir d'un officier de la grande armée
Nous mangions ensemble et nous passions habituellement nos soirées dans la même maison, chez des dames d’une parfaite aménité, où se réunissait tout ce qu’il y avait de plus distingué dans la ville. On y faisait de la musique, on y dansait, on y jouait. Je me serais trouvé très heureux que mon hiver se passât dans cette douce et charmante oisiveté. J’étais logé agréablement ; les occupations dans cette dure saison n’avaient rien de pénible, le vent impétueux, la pluie battante, tous les autans déchaînés, m’étaient indifférents, parce que j’espérais être à l’abri de toutes les intempéries. Bref, je me livrais avec le bon docteur Margaillant, mon voisin d’appartement, aux charmes de la paix et aux douceurs du coin du feu, lorsque dans la nuit du 9 au 10 novembre, je fus subitement réveillé par mon adjudant, qui vint m’apprendre, sans égard pour mes charmants rêves, notre départ pour la Belgique.
C’est une nouvelle campagne qui s’annonce. Deux bataillons de guerre et deux compagnies d’élite sont formés en hâte, au prix d’un travail incessant. Le 12 novembre, en route pour Mezières, Barrès fait halte à Neiderbronn, où il est logé chez M. Dietrich, l’ancien maire de Strasbourg. Arrivé à Mezières, le régiment est désigné pour faire partie de l’armée de réserve, qui se forme sur la Meuse, afin d’empêcher les Prussiens de troubler le siège d’Anvers. Celui-ci aboutit bientôt à l’expulsion des Hollandais. Le but de l’expédition en Belgique ayant ainsi été atteint, Barrès reçoit à Charleville l’ordre de se rendre à Sedan, pour faire place aux troupes qui revenaient du siège. Il y reste une quinzaine de jours, puis va prendre d’autres cantonnements. En février 1833, il reçoit enfin l’ordre de regagner sa garnison d’Alsace, après quatre mois d’une « course armée » rendue fatigante par les pluies et le froid.
Atteint d’un rhumatisme à la tête, Barrès obtient peu après un congé de convalescence qu’il va passer à Charmes. Mais l’insurrection de Lyon l’oblige à repartir le 16 avril. À son arrivée à Lyon, la ville est calme depuis trois jours, après des combats meurtriers où plus de trois cents hommes de la garnison avaient été mis hors de combat.
Le 8 juillet 1834 marque pour Barrès la cinquantième année de son âge ainsi que ses trente années révolues de services.
APRÈS TRENTE ANS DE SERVICE
Ce jour, longtemps désiré, me trouva assez disposé à profiter de l’avantage qu’il m’accordait pour finir honorablement ma carrière militaire et demander ma retraite. Depuis quelques années, je commençais à sentir le besoin de me reposer, de vivre un peu pour moi, et de jouir de cette pleine indépendance qu’on ne peut goûter que dans la vie civile, et commodément, que dans son ménage.
Sans être bien décidé, sans être absolument ennuyé du noble métier des armes, j’étais cependant entraîné à cette résolution par le besoin de me rapprocher de mon enfant, de veiller à son éducation, de le diriger, selon mes faibles facultés, dans la voie du bien, et de lui faire comprendre de bonne heure les dangers qu’on doit éviter pour ne pas se perdre au début de la vie. Je m’alarmais facilement, quand on négligeait de me donner de ses nouvelles ; j’étais, dans ces moments d’attente, d’une inquiétude désespérante, ce qui me rendait l’existence pénible et le caractère triste et morose. Mes deux familles me pressaient de quitter le service, de conserver pour mon enfant mon existence tant de fois compromise, et si heureusement protégée contre tous les périls d’une longue carrière remplie d’accidents. Malgré moi, et avec la meilleure volonté, j’avais perdu cette énergie brûlante des premières et meilleures années, cette activité si nécessaire dans le service, pour remplir consciencieusement son devoir, quand on a l’amour-propre de faire au moins aussi bien que les autres, et pour donner de bons exemples à ses inférieurs. Les grandes manœuvres, le cheval, mon embonpoint me fatiguaient assez pour me décourager. D’un autre côté, je me voyais à regret condamné à me retirer avec mon grade, tandis que j’avais la certitude d’être nommé lieutenant-colonel avant un an, et d’obtenir la pension de retraite deux années après ma promotion. Je renonçais de gaieté de cœur à une existence honorable et aisée, à la société et
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