Souvenir d'un officier de la grande armée
aux agréments du grand monde, aux jouissances et aux plaisirs des grandes villes, pour aller vivre dans une petite ville qui n’offrait aucune ressource, loin de mon pays que j’aimais toujours, bien que trente année eussent effacé mes plus frais souvenirs.
Après avoir longtemps réfléchi sur les avantages et les inconvénients de la résolution que j’allais prendre, je me déterminai, à la fin du mois, à formuler ma demande et à l’adresser au colonel. Quand elle fut soumise au lieutenant-général Aymard, notre inspecteur général pour 1834, il ne voulut pas la recevoir avant de m’avoir entendu et de savoir de moi-même si je ne cédais pas à quelque dépit ou mécontentement. Il me communiqua une lettre du ministre de la Guerre, qui le prévenait que le commandant Barrès, ayant été proposé aux inspections générales précédentes pour le grade de lieutenant-colonel, devait être de droit porté sur le tableau d’avancement de cette année-ci. « Vous êtes, me dit-il, le plus ancien chef de bataillon de mon inspection, proposé pour un grade supérieur ; vous serez porté le premier sur mon travail, et infailliblement nommé avant un an. Tout doit vous engager à retirer votre demande. » Malgré les efforts du colonel qui assistait à cet entretien et qui joignit ses instances à celles du général, je résistai à ces bienveillantes marques d’affection et d’intérêt. La seule faveur que je réclamai, ce fut un congé de trois mois, pour aller dans ma famille paternelle dire adieu à tous les miens, et porter des fleurs sur les tombes de mes père et mère.
Le général me l’accorda sans difficulté, en ajoutant qu’il regrettait que je n’eusse pas plus de déférence à son désir et aux instances de mes camarades.
Dans la persuasion où j’étais qu’à ma rentrée de congé, je trouverais l’ordre d’aller attendre à Charmes ma mise à la retraite, je vendis mon cheval un assez bon prix, après l’avoir gardé sept années, ce qui est fort rare chez les officiers d’infanterie qui sont le plus souvent enrossés. Les bons services qu’il m’avait rendus me le firent regretter. Quoique très médiocre cavalier, je n’ai pas eu le désagrément d’être jeté une seule fois à terre.
Je partis le 10 août, et je fis la première partie de ma route dans le convoi du chemin de fer de Lyon à Saint-Étienne. C’était la première fois que j’usais de cette manière de voyager. Je la trouvai agréable et surtout très commode, quoiqu’elle fût loin d’être aussi impétueuse qu’elle l’est devenue avec la vapeur. Les voitures bien supendues, très commodes, tirées chacune par deux forts chevaux, lancés au grand galop, avaient une vitesse de trois et demie à quatre lieues à l’heure. De Saint-Étienne à Givors, elles descendaient sans être attelées, la légère inclination qui se trouve entre ces deux points suffisant pour leur donner une impulsion de six à sept lieues à l’heure.
Par Monistrol, Issengeaux, le Puy et Brioude, j’arrivai le 13 août à Blesle, après une absence de plus de trente années ! Mon frère puîné, militaire comme moi, en retraite depuis moins d’un an, vivait avec ma sœur. Comme c’était eux que j’allais voir spécialement, ce fut naturellement dans leur maison que je descendis. Ils étaient pour moi les successeurs de mon père et de ma mère, les représentants de la famille.
Une si longue absence, la mort des auteurs de nos jours, et de beaucoup de mes contemporains, auraient dû affaiblir chez moi les sentiments pour le sol natal, et la religion des souvenirs. Mais malgré tant de causes d’indifférence et d’oubli, je ne revins pas sans un ineffable plaisir au bien-aimé séjour de ma première jeunesse. Les trois mois que je devais passer dans cet humble vallon, si calme et si pittoresque, avec les miens et avec les vieilles amitiés que le ciel m’avait conservées, ne pouvaient que m’offrir de riantes images et de délicieuses distractions, selon le point de vue d’où je les envisageais. Je sentais le besoin de jouir de la remarquable faveur qui m’était accordée, après tant de dangers, de fatigues et de vicissitudes, de me retrouver dans les lieux d’où j’étais parti à vingt ans sans trop m’inquiéter de ce que je deviendrais. J’étais venu chercher d’intimes jouissances, je fus assez heureux pour les rencontrer et les apprécier avec la vive foi d’un homme qui regrette
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