Souvenir d'un officier de la grande armée
attaques à la baïonnette et l’emplacement des batteries étaient couverts d’hommes et de chevaux morts. On enlevait les blessés des deux nations avec le concours des prisonniers russes, ce qui donnait un peu de vie à ce champ de carnage. De longues lignes d’armes, de cadavres, de blessés dessinaient l’emplacement de chaque bataillon. Enfin, sur quelque point que la vue se portât, on ne voyait que des cadavres, que des malheureux qui se traînaient, on n’entendait que des cris déchirants. Je me retirai épouvanté.
Resté à Eylau, jusqu’au 16 inclus. Je retournai encore une fois sur ce champ de désolation, pour bien me graver dans la mémoire l’emplacement où tant d’hommes avaient péri, où seize généraux français avaient été tués ou blessés à mort, où un corps d’armée, des régiments entiers avaient succombé. Sur la place de la ville étaient vingt-quatre pièces de canon russes qu’on avait ramassées sur le champ de bataille. Un jour que je les visitais très attentivement, je fus frappé sur l’épaule par le maréchal Bessières, qui me demanda de le laisser passer. Il était suivi de l’Empereur, qui dit en passant devant moi : « J’ai été content de mes visites » Je ne répondis rien : ma surprise avait été trop grande de me trouver si près d’un homme si haut placé, que j’avais vu trois jours auparavant exposé aux mêmes dangers que nous.
Avant notre départ, il y eut une troisième promotion de vélites. Comme je n’attendais rien encore, je m’en occupai peu. Le séjour d’Eylau devenait misérable ; nous étions sans vivres, sans abri pour ainsi dire, car nous étions entassés les uns sur les autres. Le dégel était bien prononcé, ce qui rendait encore notre position plus incommode. Enfin, le signal de la retraite nous fut annoncé par une proclamation qui nous expliquait pourquoi nous n’avancions plus et pourquoi nous allions prendre des cantonnements à trente lieues en arrière. Ce n’était qu’une trêve momentanée : la reprise des hostilités viendrait avec les beaux jours.
19 février. – À Liebstadt, petite ville sur la Passarge, rivière derrière laquelle l’armée se retirait et où elle devait prendre de fortes positions pour couvrir ses quartiers d’hiver, et se préparer à reprendre l’offensive, aussitôt que le père La Violette, nom qu’on donnait à l’Empereur, en donnerait le signal.
Notre escouade entière fut logée dans une maison isolée, demeure de l’équarrisseur. Les approches étaient peu récréantes, mais l’intérieur valait mieux. On trouva dans la cave un tonneau de saumon fumé, d’une parfaite conservation et d’un goût exquis. C’était une découverte précieuse, pour nous qui, depuis longtemps, ne mangions que des pommes de terre, et en petite quantité encore. Après nous en être régalés et avoir partagé le reste, le bourgmestre de la ville vint avec un aide de camp du grand-duc de Berg réclamer ce tonneau. On lui répondit que tout était mangé. L’aide de camp nous pria, s’il en restait encore, de vouloir bien lui en donner pour le souper du prince, qui manquait de tout. Nous fîmes la sourde oreille, parce que nous pensâmes qu’il était plus facile au général en chef de toute la cavalerie de se procurer des vivres qu’à nous, pauvres fantassins, qui ne pouvions pas nous écarter de la route. Il se retira fort mécontent.
21 février. – À Ostérode, petite ville de la Prusse sur la route de Kœnigsberg à Thorn. L’Empereur établit son quartier général dans cette ville et envoie en cantonnements dans les villages environnants toute la partie de la Garde qui n’est pas nécessaire au service de sa personne et de son état-major.
L’annonce de l’entrée en cantonnements fut accueillie avec une vive joie. Nous avions souffert tant de privations, éprouvé tant de fatigues, qu’il était bien permis de se réjouir et d’aspirer à un peu de repos. D’ailleurs, nos effets étaient dans un état de délabrement déplorable, nos pieds tout en compote, nos corps rongés par la vermine, faute de temps et de linge pour s’en débarrasser. Cette campagne, que j’appellerai une campagne de neige, comme la première en fut une de boue, fut plus pénible encore par la privation de vivres que par l’intensité du froid qui cependant se fit sentir bien cruellement.
23 février. – Schildeck, village à deux lieues d’Osterode. Nous établissons notre
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