Souvenir d'un officier de la grande armée
pièces d’artifice. Au même instant aussi, les 4 000 à 5 000 hommes à pied de la Garde firent, avec les cartouches artificielles, un feu de deux rangs des plus nourris. Cette voûte des cieux éclairée par des milliers d’étoiles flamboyantes, des épouvantables détonations qui retentissaient dans tous les points du Champ de Mars, les cris de la multitude qui encombrait les talus, tout concourait à donner à cette fête militaire les plus grandes proportions, la plus noble opinion du vouloir des hommes, quand ils déploient toutes leurs facultés pour faire du beau et du sublime.
La Grande Armée tenait sa place dans cette fête de la Garde impériale, puisque tous les corps d’armée, les divisions, les brigades et les régiments y figuraient par leurs numéros.
Les feux et les salves d’artillerie terminés, nous rentrâmes au quartier. Le bal commença ensuite et se prolongea fort tard dans la nuit. Plus de quinze cents personnes de la cour et de la ville y assistèrent ; on dit qu’il fut magnifique…
Dans les premiers jours de notre arrivée, on renouvela complètement toutes les parties de notre habillement. La coupe des habits fut améliorée et calquée sur celle des Russes. Nos bonnets à poil, qui étaient devenus hideux, furent aussi remplacés. J’eus la satisfaction de tomber sur un oursin qui était aussi beau que ceux des officiers. Quant aux chapeaux, il était de toute nécessité qu’on nous en donnât d’autres, puisque nous n’en avions plus depuis la bataille de Friedland.
JE SUIS NOMMÉ SOUS-LIEUTENANT
Quelques jours après mon arrivée, je fus faire une visite à M. le général La Coste, qui m’accueillit bien et me témoigna toute sa surprise de voir que je n’étais pas officier. À quelques questions qu’il me fit, je crus remarquer qu’il pensait peut-être que ses recommandations n’avaient pas fait effet parce que ma conduite pouvait n’être pas régulière. Je le désabusai, et me retirai assez mécontent.
Le 31 décembre, le général Soulès, notre colonel en premier, me fit dire de me rendre chez lui… Après m’avoir demandé mon nom, il sortit d’un tiroir de sa table plusieurs nominations de sous-lieutenant, où je distinguai sur le champ la lettre qui était pour moi. Il me demanda alors : « Avez-vous fait toute la campagne ? Étiez-vous à Iéna, à Varsovie, à Eylau, à Kœnigsberg, à Berlin, au retour ? » Je répondis oui à toutes les questions, parce que cela était vrai… « Mais alors, comment se fait-il que, lorsque j’ai fait demander après vous en différentes fois, on m’ait répondu que vous étiez inconnu au régiment ? – Cela tient à deux faits, mon général : le premier, c’est que ce ne sont pas mes prénoms. Le décret porte Pierre-Louis, tandis que je m’appelle Jean-Baptiste-Auguste ; le deuxième, c’est plus grave : j’ai le malheur de n’être pas aimé du sergent-major. – Ah ! ah ! pourquoi cela ? – En voici la cause, mon général : à la bataille d’Eylau, un boulet coupa en deux le fusil du sergent-major, qui était alors reposé sous les armes et le bras gauche appuyé sur la douille de la baïonnette, ce qui lui fit faire une si singulière pirouette, que je ne pus contenir un éclat de rire qui m’échappa bien involontairement, sans malice et sans penser qu’il pouvait être blessé ; il l’était en effet. En se retirant pour aller se faire panser, il me dit : « Je me souviendrai de votre rire. » Je compris de suite combien sa menace pourrait m’être préjudiciable, car je le connaissais haineux et rancunier ; aussi je me tins sur mes gardes pour ne pas être puni par lui. À Kœnigsberg, à Berlin et ailleurs, quand on appelait mon nom au rapport pour me faire remettre ma lettre de service, il répondait : « Il y a bien un Barrès, à la compagnie, mais ce n’est pas celui-là. » Il se gardait bien de m’en parler, de crainte que je ne fisse des démarches pour prouver que nous n’étions pas deux de ce nom dans les deux régiments. Voilà pourquoi, mon général, on m’a fait passer pour inconnu… »
Après quelques instants de réflexion, il me dit : « Mettez-vous à mon bureau, et écrivez. » C’était une lettre au ministre de la Guerre, pour lui demander un duplicata de ma lettre et la rectification des prénoms. Après l’avoir signée, il me la remit en me disant : « Portez-là vous-même au bureau de l’infanterie, et pressez-en
Weitere Kostenlose Bücher