Souvenir d'un officier de la grande armée
propres à la nourriture et à l’entretien de l’armée. Toutes ces causes réunies firent renaître l’abondance et le bien-être.
Durant les six jours que nous restâmes dans cette ville, il m’arriva une aventure qui aurait pu me devenir fâcheuse, si je n’avais pas été reconnu innocent de l’accusation qu’on portait contre moi. Nous étions logés six dans un petit cabaret, et confinés dans un cabinet où à peine si nous pouvions nous retourner. On réclama un appartement plus grand, sans pouvoir l’obtenir. Les plaintes se renouvelaient à chaque instant, parce que nous étouffions de chaleur, que nous manquions d’air, d’espace pour nous habiller et nous approprier. La méchante femme du cabaretier, toute jeune et jolie qu’elle était, nous fut dénoncer au gouverneur de la ville, qui n’était rien de moins que le général Savary, colonel de la gendarmerie d’élite, l’officier général le plus dur, disait-on, de toute l’armée. Elle arriva avec quatre hommes et un caporal de la ligne pour nous faire arrêter. Mais faire conduire six hommes à la fois lui paraissait un peu audacieux ; elle désigna le plus jeune comme le plus coupable. Le caporal m’invita à le suivre, en m’expliquant l’ordre qu’il avait à remplir. Je lui dis de passer devant avec les hommes, que je le suivrais et me rendrais chez le gouverneur. J’y arrive, j’explique notre position, la méchanceté de cette femme et l’absurdité de sa dénonciation. Tout ce que je disais parut si vrai, si naturel, si raisonnable, que le gouverneur fit chasser cette mégère, me renvoya sans m’adresser un seul reproche, et nous fit changer de logement.
La veille de notre départ, il y eut une grande promotion de vélites au grade de sous-lieutenant, et annoncée seulement au moment de nous mettre en marche. J’espérais beaucoup en faire partie, mais je fus trompé dans mon impatiente attente. J’en fus assez contrarié, et quittai sans regret une ville où j’avais éprouvé des désappointements et des vexations.
Le 14 juillet, comme nous allions arriver à Brandebourg, une partie des équipages de l’Empereur, escortés par les gendarmes d’élite, passa dans nos rangs. Un chasseur du bataillon cria : « Place aux immortels ! » Il s’en serait suivi une vive querelle, si les officiers n’étaient pas intervenus. Cette mordante épigramme était répétée à tous les passages des gendarmes depuis Iéna. C’était parce que cette troupe d’élite, étant chargée de la police militaire du quartier général impérial et de la garde des équipages de l’Empereur, ne paraissait jamais au feu, qu’on l’avait baptisée du nom d’ immortelle . Cette insulte était injuste, mais que faire contre une opinion répandue ? Cependant, après la bataille d’Eylau, l’Empereur ordonna qu’un jour de bataille les gendarmes auraient un escadron en ligne. Les hommes se firent tuer à leur poste, mais cela ne tua pas la plaisanterie.
Le 12 août, la veille de notre départ de Berlin, plusieurs de mes camarades me dirent qu’ils étaient sûrs que j’étais nommé sous-lieutenant, mais rien ne vint confirmer cette bonne nouvelle ; on me l’avait déjà dite en route. Je n’osai pas aller aux informations.
Le 25 août, nous arrivâmes à Hanovre, pour y rester jusqu’au 12 octobre, c’est-à-dire quarante-neuf jours. Ce long repos inattendu, et bien contraire à notre empressement de nous rendre à Paris fut nécessité, dit-on, par l’apparition d’une flotte anglaise dans la Baltique, le bombardement et la prise de Copenhague par les Anglais, et peut-être aussi pour veiller à l’exécution des traités de Tilsitt, à la consolidation du royaume de Westphalie, nouvellement créé, etc. Nous aurions préféré continuer notre voyage ; nous étions trop rompus à la marche pour désirer de nous arrêter.
Je profitai de ce long relais pour visiter attentivement cette jolie ville ; je fus souvent au théâtre de la cour électorale voir jouer des opéras allemands, dans une salle fort riche de dorures. Le colonel Boudinhon, du 4 ème hussards, né au Puy et ami de mon frère, de passage à Hanovre, m’invita à déjeuner et me garda avec lui une partie de la journée. Un prêtre émigré, né en Auvergne, de la connaissance de mon père, professeur à l’université de cette ville, m’engagea souvent à aller le voir pour parler du pays. Il mit à ma disposition sa belle et riche
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