Souvenir d'un officier de la grande armée
tonneaux. Cependant on put prendre du pain, qui n’était pas encore la proie des flammes, et les soldats se mirent à plat ventre et se désaltérèrent du vin qui coulait dans la rue, comme ils auraient fait de l’eau après un orage.
Le 4, peu de moments avant d’arriver au lieu où nous devions passer la nuit, et quand il faisait déjà noir, un coup de fusil fut tiré sur la compagnie, par un homme embusqué derrière une haie, au-delà d’un ruisseau à notre gauche. La balle coupa la taille de mon habit, qui était ouvert, et atteignit au bras gauche le sergent de remplacement qui était à ma droite. Les éclaireurs de la cavalerie étant rentrés sans avoir rien aperçu, nous continuâmes notre route.
Le 5, au départ, le général nous prévint que, dans quelques heures, nous traverserions une plaine, où nous pourrions rencontrer la cavalerie de Silvera, général portugais ; qu’il était dès lors prudent de marcher serrés, pour pouvoir se former de suite en carré et résister à son choc. En effet, à la sortie d’un village, nous aperçûmes une grande plaine, précédée d’un ruisseau qu’on dut passer sur une seule planche, homme par homme. Le commandant, assez pauvre militaire, continua de marcher sans reformer son bataillon, en sorte que les hommes avançaient dans cette plaine isolément et en quelque sorte éparpillés. Quand le général s’en aperçut, il revint sur ses pas au galop ; bourra le chef de bataillon et les officiers de la manière la plus violente. Il était si colère qu’il ne pouvait plus parler. Je passai le ruisseau dans ce moment là. J’arrêtai les premiers hommes au-delà, et au fur et à mesure qu’ils arrivaient, je faisais mettre la baïonnette au fusil et former sur trois rangs. Le passage terminé, je me portai en avant dans cet ordre, et parfaitement serrés. Quand le général me vit arriver, il s’écria : « Enfin, voilà une compagnie qui connaît ses devoirs, qui comprend sa situation. Très bien, voltigeurs, très bien lieutenant Barrès. »
Le 7, dans la matinée, nous entrâmes dans un village d’Espagne, à notre grande satisfaction, car nous étions horriblement fatigués par ces six jours de marche forcée et maintenant il nous semblait que nous étions chez nous, malgré que le pays ne fût pas plus hospitalier. Le soir, nous n’étions plus qu’à trois lieues d’Almeida et cinq de Rodrigo. Malheureusement pour moi, dans la même nuit, j’acquis la certitude que j’étais empoigné par une violente fièvre.
Le 8 novembre, le matin, le général nous réunit pour nous faire ses adieux. Après quelques mots obligeants, dits assez froidement, il me prit à l’écart pour me demander les dernières notes que j’avais pu prendre, et ajouta tout bas : « Je vous recommanderai au ministre. » Il partit ensuite avec la cavalerie. En arrivant à Rodrigo, nous ne l’y trouvâmes plus ; il avait hâte d’arriver à Paris pour exposer à l’Empereur l’état où il avait laissé l’armée du Portugal et la nécessité qu’il y avait de lui envoyer un renfort.
Ainsi se termina une expédition pleine de dangers, sans avoir rencontré une seule fois l’ennemi, ni même reçu quelques coups de fusil, sinon celui dont j’ai parlé et qui aurait pu m’être fatal. Nous eûmes fort peu de malades, malgré les fatigues et l’assez mauvaise nourriture que nous prenions. Notre marche était si irrégulière qu’il aurait été très difficile à l’ennemi de nous poursuivre, car, semblables au lièvre chassé, nous changions plusieurs fois de direction dans la journée, pour rompre la piste de ceux qui nous auraient su en route. On dit, mais je ne l’ai pas vu, que les guides que l’on prenait étaient ensuite tués par les Hanovriens, lorsqu’ils arrivaient à la gauche de la colonne.
9 novembre. – Ce jour là et le suivant, je ne sortis point de mon logement, j’étais trop accablé par la fièvre pour m’occuper de service. La maladie étant bien caractérisée, et la guérison devant être longue, je me déterminai à entrer à l’hôpital de Rodrigo, malgré la répugnance que j’en avais. Je vendis alors mon mulet.
Entré à l’hôpital le 11, j’y restai quarante jours, sans éprouver un changement favorable à ma santé. Pensant peut-être que les médicaments n’y étaient pas bons, ou que l’air qu’on y respirait était insalubre, j’en sortis aussi malade, le 21 décembre, pour me faire traiter en
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