Souvenir d'un officier de la grande armée
feu en rase campagne. La porte extérieure de la cour était ouverte : son ouverture faisait face au fleuve, et le feu face à cette porte cochère. Le feu était ardent et éclairait bien ; assis sur une chaise et causant avec ces hommes, qui étaient debout à mes côtés, un boulet arrive et en coupe un en deux qui fut jeté sur le foyer bien enflammé. Le malheureux ne prononça pas un mot, sa mort avait été instantanée. Je fis éteindre le feu, et passai le reste de la nuit avec mes hommes qui, tout en regrettant leur camarade, regrettaient aussi ce petit soulagement à leur dure existence.
À notre bivouac, au pied de la colline qui dominait Villafranca, il y avait des maisons isolées dans les vignes que nous habitions dans la journée pour nous mettre à l’abri du soleil et prendre nos repas, quand il y avait quelque chose à manger. Dans la nôtre, nous trouvâmes une cachette remplie de livres français, presque tous de nos meilleurs auteurs, bien édités et supérieurement reliés, c’étaient les deux encyclopédies, c’était Voltaire, Rousseau, Montesquieu, etc. Rien de semblable ne s’était offert à mes yeux en Espagne.
29 octobre. – À Ponte de Mugen, sur la route de Santarem. Dans la matinée, notre bataillon reçoit l’ordre de prendre les armes et de se disposer à partir pour remplir une mission particulière. Ce départ précipité, pour une destination inconnue, excita vainement la sagacité des officiers qui devinaient tout. Les soldats se réjouirent de ce changement de position. Talonnés par la misère, fatigués de service, dévorés par de petites puces presque invisibles, ils ne pouvaient pas être plus mal ailleurs.
Quelques heures après notre départ du gîte, nous traversons Santarem, sur une hauteur baignée par le Tage. Nous nous arrêtâmes, à la nuit, dans une immense maison de campagne, remarquable par ses vastes magasins remplis de denrées coloniales, de caisses d’oranges, de grains, et ses caves par leurs vins. C’était l’abondance, après les privations. Nous bivouaquâmes autour, et des sentinelles furent placées aux portes pour empêcher le gaspillage.
31 octobre. – À Tancos, jolie petite ville sur le Tage. On nous tira, de l’autre rive, force coups de fusil auxquels nous ne faisions pas attention. Dans la journée, nous traversâmes une autre petite ville appelée Barquigny, où il y avait, comme à Tancos, des magasins de riz, café, sucre, chocolat, morue, rhum, etc. On en chargea les ânes qui nous restaient, et quelques autres qu’on avait déjà recrutés depuis le départ, en battant la campagne à gauche de la route. J’avais à moi, depuis notre entrée en Portugal, un très fort mulet, que j’avais payé assez cher et qui me rendit de très grands services. Je le chargeai autant que je le pus, pensant que nous allions faire le siège d’Abrantès sur lequel nous marchions. Le pays que nous avions traversé jusqu’alors était magnifique, riche, fertile ; les vignes n’étaient pas vendangées, ni les figues cueillies ; mais ce n’était plus une ressource : les fruits étaient en grande partie pourris. Quelles belles récoltes perdues, surtout les olives, qui étaient dévorées par des millions de vanneaux ! Je n’avais jamais vu autant d’oiseaux : c’était comme des nuages, lorsqu’ils passaient devant le soleil. Les villes et les villages étaient sans habitants ni animaux.
1 er novembre. – À Punhète. Pour passer le Zezer, qui était rapide et assez profond, il n’y avait ni pont, ni barques. On planta des jalons dans la largeur, et on assujettit des cordes bien tendues, pour que les hommes s’appuyassent dessus, de manière à ne pas être entraînés par le courant. De bons nageurs étaient placés au-dessous, pour saisir au passage ceux que l’eau aurait entraînés. Ce fut une opération longue, difficile et même dangereuse pour la majeure partie des soldats qui, ayant de l’eau au-dessus de la ceinture, étaient soulevés et entraînés, s’ils ne se tenaient pas fortement à la corde. Beaucoup furent repêchés par les nageurs. Il y eut quelques fusils perdus, mais point d’hommes noyés. Je le passai sur mon mulet, après qu’il eut déposé sur l’autre rivage son chargement.
Le soir, le général Foy, qui nous commandait, et que nous n’avions guère vu jusqu’alors, étant toujours en avant avec la cavalerie, vint visiter nos bivouacs. À son approche, en l’absence du capitaine, je
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