Souvenir d'un officier de la grande armée
j’acceptai avec plaisir, tout en leur disant que je n’avais que trois quarts d’heure à rester, pour ne pas me trouver seul sur la route. On causa beaucoup, et, quand je sortis de table, la colonne était partie. J’avais deux lieues à faire dans un pays désert, sillonné tous les jours par de nombreuses guérillas, qui avaient pour mission d’intercepter la route de Valladolid à Madrid et à Salamanque. Le danger était grave, la mort presque certaine, mais la pensée d’être contraint d’attendre, peut-être longtemps, un autre convoi pour rentrer en France me fit tout braver. Je partis, peu rassuré sur ma position. En route, je fus atteint par un gendarme à cheval, qui allait grand train. Je saisis la queue de son cheval, et je galopai avec lui, mais bientôt fatigué, je fus obligé d’abandonner. Cependant, je gagnais du terrain ; enfin, j’étais prêt d’atteindre la colonne, quand cinq ou six Espagnols à cheval se montrèrent sur ma gauche. Soit qu’ils ne me vissent point, soit pour tout autre motif, ils n’avançaient point. Je redoublais d’effort pour me tirer de leurs griffes, lorsque j’aperçus, derrière un petit bouquet de bois, cinq ou six cavaliers français qui venaient à ma rencontre. Le bon gendarme les avait prévenus du danger que je courais. Aussitôt l’officier d’arrière-garde avait fait rebrousser chemin à quelques cavaliers, pour me sauver, s’il était encore temps. Sans eux, j’étais occis : ces bandes cruelles ne faisaient pas de prisonniers. Je remerciai mes libérateurs, et après m’être un peu reposé, je continuai ma route avec eux jusqu’aux bords du Duero, où j’atteignis la colonne.
Le 12 avril, le maréchal du d’Istrie nous passa en revue et nous chargea de la conduite en France de 3500 prisonniers, venant de Badajoz. C’était une désagréable corvée, dont nous nous serions bien passés. À la visite que nous lui fîmes, il reconnut un capitaine du régiment, qui avait été fifre sous ses ordres en Égypte. « Ah, te voilà, mauvais sujet. » – « Merci, Monseigneur, je vois avec plaisir que vous vous rappelez de moi. » Le maréchal rit beaucoup, et lui dit ensuite : « Je t’attends pour dîner. »
Il y avait aussi, à cette présentation, un officier de nos amis, lieutenant au 70 ème , que le maréchal reconnut, appelé Porret, que nous appelions, nous, « le sauveur de la France ». Il avait à Saint-Cloud, lors du 18 Brumaire, pris Bonaparte dans ses bras, pour le garantir des coups qu’on lui portait et le sortir de la salle du Conseil des Cinq-Cents. Cela lui valut le grade d’officier, une pension, le titre de chevalier, avec des armoiries, et bien des cadeaux de prix. C’était un excellent homme, peu instruit, mais bon camarade. Le maréchal le garda aussi à dîner, ainsi que quelques officiers supérieurs.
Depuis ce jour, j’ai eu souvent l’occasion de voir, à Paris, ce robuste grenadier de la garde du Directoire, qui se vit enlever sa pension privée par la Restauration, mais qui en fut dédommagé par le comte de Las-Cases. Las-Cases lui en fit une plus forte, réversible sur sa femme en cas de survie, du produit du legs que l’Empereur Napoléon lui avait attribué dans son fameux testament de Saint-Hélène.
Enfin le 27 avril au matin, nous passâmes la Bidassoa. Il serait difficile d’exprimer la joie qu’éprouvèrent tous ceux qui faisaient partie de cette immense colonne. Un hourra général retentit sur toute la ligne. Une fois le pont passé, nous n’avions plus à redouter les assassinats et la misère, ni la crainte de nous voir enlever nos prisonniers. J’étais si pauvre que je fus obligé d’emprunter de l’argent à mon capitaine, pour payer le premier repas que je prenais en France. Nous fîmes halte pour déjeuner à Saint-Jean-de-Luz.
J’étais resté dans la péninsule un an, trois mois et treize jours.
Détaché à l’île de Groix, Barrès est promu capitaine le 19 avril 1812. Il rejoint la Grande Armée, au début de 1813 ; et en qualité de capitaine des voltigeurs du 3 ème bataillon de la 47 ème , reprend pour la troisième fois, en avril, la route de l’Allemagne.
CAMPAGNES DE 1813 ET DE 1814
Le 5 mars 1813, dans la soirée, je partis en diligence pour Paris, où j’étais envoyé par le commandant du bataillon pour prendre des sabres, des buffleteries, des caisses de tambours et de clairons, enfin plusieurs effets d’uniforme ou de tenue pour les
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