Souvenir d'un officier de la grande armée
un nouveau paradis terrestre, malgré les effroyables détonations de la flottille anglaise, et les sifflements lugubres des énormes boulets qu’ils nous envoyaient.
En arrivant à Villafranca, nous pensions en partir le lendemain pour nous rendre à Lisbonne, mais des obstacles invincibles que nous, machines mouvantes et obéissantes, nous ne connaissions pas, nous arrêtèrent.
La compagnie fut envoyée aux avant-postes, sur un petit ruisseau qui séparait les deux armées dans cette direction. Nous restâmes huit jours dans cette position, où nous pûmes, malgré le voisinage de l’ennemi, que le cours du ruisseau seul séparait de nous, prendre quelque repos et assurer nos subsistances. Nous occupions cinq ou six belles maisons de campagne, richement meublées, luxueuses, dans lesquelles nous trouvâmes quelques provisions et un peu de blé caché. Dans une de ces maisons, il y avait un moulin à farine, qui marchait par le moyen d’un ou plusieurs chevaux. Les voltigeurs servirent de bête de somme, et nuit et jour, ils le faisaient tourner. La farine était grossière, brute, mais avec elle on faisait du pain sans levain, des galettes, de la bouillie. Enfin, nous vivions tant bien que mal, et nous nous trouvions tout très heureux, officiers et soldats, d’avoir cette ressource, qui devait avoir une courte durée.
Notre général en chef, le comte Régnier, envoyait, tous les jours une ou deux fois, son aide de camp, le capitaine Brossard, qui parlait anglais, aux avant-postes, pour porter des lettres, recevoir les réponses et les journaux anglais. Il me prenait, en passant, avec un clairon, et nous allions, tous trois, à une barricade élevée de la route. En arrivant, je faisais sonner la trompette, un officier anglais remettait les journaux et les plis, le capitaine en faisait autant de son côté. On causait, on buvait du rhum, on mangeait de l’excellent biscuit de mer, que l’Anglais apportait, et on se retirait bons amis. Il avait été convenu qu’on n’attaquerait point sans se prévenir d’avance et que les sentinelles ne feraient pas feu l’une sur l’autre ; ainsi il y avait sûreté provisoire et suspension d’armes tacite.
Une nuit que j’étais de garde, on tira un coup de fusil sur la ligne des postes que je commandais. Je fis aussitôt prendre les armes à tous mes hommes et envoyai des patrouilles en reconnaissance. Après un temps assez long, mes hommes rentrèrent en riant et conduisant un prisonnier. C’était un de nos ânes qui, en pâturant très pacifiquement, avait dépassé les deux lignes, violé le territoire ennemi et s’était montré à une sentinelle anglaise qui l’avait repoussé de notre côté. Ma sentinelle cria « Qui vive » à son apparition et, n’ayant pas eu de réponse, tira dessus, le manqua et occasionna une prise d’armes sur toute la ligne qui dut se prolonger bien loin, car on entendait bien longtemps après cette alerte bouffonne : Sentinelles, prenez garde à vous.
Ces utiles et patient animaux, disons-le à cette occasion, ont rendu d’immenses services à l’armée du Portugal, que la misère a rendu bien ingrate envers ses sauveurs. Tous les régiments avaient au moins de cent vingt à cent cinquante ânes à la suite, pour transporter les malades et les blessés, les sacs des convalescents, les provisions de vivres, quand on était assez heureux d’en trouver pour plus d’un jour. Cette masse de quadrupèdes enlevait bien des hommes à leur rang, alourdissait bien la marche des colonnes ; mais elle sauva bien des malheureux. Peu de jours après notre arrivée devant les lignes anglaises, la misère devint si poignante, si générale, que tous ces êtres inoffensifs furent tués et mangés avec une espèce de sensualité. Ceux qui voulurent ou purent en conserver les tinrent bien cachés, et les surveillèrent, comme des chevaux de prix, car on les volait et on les tuait sans scrupule.
J’ai déjà dit que les Anglais couvraient le fleuve de leur flottille, et remontaient bien plus haut que la limite convenue entre les deux armées. Un homme ne pouvait pas se montrer sur la digue du Tage, ou passer sur la route, sans recevoir aussitôt un coup de canon. Cette tracasserie meurtrière gênait beaucoup nos mouvements. Une nuit que j’étais de garde aux avant-postes, je m’étais retiré dans la cour d’une maison avec deux ou trois hommes, pour me chauffer, car la nuit était froide et il y avait défense de faire du
Weitere Kostenlose Bücher