Souvenir d'un officier de la grande armée
à dîner, chose qu’il ne faisait guère et nous témoigna beaucoup d’amitié. Cela tenait en grande partie à ce que, pendant notre absence, il avait été excessivement mal pour les officiers. Ceux-ci, au retour de l’Empereur, le dénoncèrent et demandèrent son renvoi. Un capitaine se chargea de porter la pétition à Paris, et de la remettre en personne à l’Empereur. Cette requête, contraire à la discipline et à la soumission envers un chef, fut envoyée au président d’une commission, chargée de purger l’armée de tous les officiers, émigrés ou autres, qu’on y avait introduits depuis le retour des Bourbons. Ce général, ami du colonel, ne donna pas suite à cette dénonciation, et renvoya le capitaine au régiment. Il fut mis aux arrêts forcés, pour s’être absenté du corps sans permission. Les capitaines qui étaient cause de sa punition se réunirent pour demander sa grâce. C’était audacieux, mais l’effervescence du moment autorisait bien des choses. La demande ne fut pas accueillie ; on devait s’y attendre ; mais il s’en suivit des paroles si extraordinaires, des reproches si sanglants, des accusations si monstrueuses, que la majeure partie des capitaines qui les entendirent furent effrayés. Un capitaine accusa le colonel, après bien d’autres reproches, d’être un lâche, un voleur, un tigre : « Vous êtes un lâche, je vous ai vu fuir à Wagram ; un voleur, pour avoir fait tort aux soldats de telle et telle somme qu’il spécifia ; un tigre, vous avez fait manger des nègres par vos chiens à Saint-Domingue. Vous ne le nierez pas, je l’ai vu… » Le colonel écouta toutes ces accusations avec beaucoup de sang-froid, et nous renvoya en nous disant : « Voilà cependant où conduit l’indiscipline ; mais je ne m’abaisserai pas à me justifier d’aussi atroces calomnies. »
La Bretagne manifesta des symptômes d’insurrection, en faveur des Bourbons, qui nécessitèrent un envoi de troupes dans le Morbihan. Deux cents hommes du 3 ème bataillon y furent envoyés, sous le commandement des deux plus anciens capitaines. Le général nous envoya parcourir le département pour contenir les partis, surveiller les côtes, et peut-être aussi pour se débarrasser de nous, se ménageant déjà les moyens de se réconcilier avec les Bourbons, dont la rentrée prochaine devait lui être connue.
Pendant notre séjour à Morlaix, plusieurs agents des républiques de l’Amérique méridionale nous engagèrent, vu les circonstances malheureuses où se trouvait la France, à aller servir dans leurs troupes. Les promesses étaient avantageuses, mais elles ne séduisirent aucun de nous.
LA DEUXIÈME RESTAURATION
Quelques jours après notre rentrée à Brest, le 8 juillet, on apprit officiellement, coup sur coup, l’entrée des ennemis de la France à Paris, le départ de Napoléon et de l’armée pour la rive gauche de la Loire, l’arrivée de Louis XVIII et de toute sa famille à Paris. Tous ces malheurs, suite inévitable du désastre de Waterloo, nous accablèrent de douleur.
Le 19 juillet, le général commandant réunit tous les officiers de la garnison, pour nous engager à reprendre la cocarde blanche, et à faire acte d’adhésion au nouvel ordre des choses. Il nous demanda le sacrifice de nos opinions, dans l’intérêt de la France, qui était gravement en danger, l’ennemi ne demandant que la désunion de l’armée pour la morceler et l’anéantir. Les officiers de la ligne baissèrent la tête, pour gémir sur tant de maux ; mais ceux des bataillons des gardes nationales des Côtes-du-Nord refusèrent avec une violence extrême. Alors, après bien des débats tumultueux, un colonel d’état-major s’écria : « Retirons-nous et faisons notre devoir de bons citoyens, en nous soumettant à ce que nous ne pouvons pas empêcher ! Laissons cette minorité factieuse dans ses rêves insensés et son impuissance ; sauvons Brest contre les Prussiens qui marchent sur la Bretagne, contre les Anglais qui voudraient nous voir en rébellion pour pouvoir prendre la ville et la détruire. »
Les officiers se retirèrent avec leurs chefs pour délibérer de nouveau. Il fut convenu qu’on se conformerait à ce que ferait l’armée de la Loire. Chacun de nous prit cet engagement par écrit, et le signa individuellement. Je fus chargé de porter ces adhésions conditionnelles au gouverneur, qui ne voulut pas les accepter. « C’est une
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